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Tripadvisor de la santé

L’enjeu est double, éthique et économique. Dans mon précédent billet, j’avais abordé le point de vue éthique (1). Un Tripadvisor de la santé bouscule notre représentation sacrée de la relation médecin malade. Il fait voler en éclat le vieux colloque singulier qui depuis plus d’un siècle protégeait cette relation contre toute forme d’ingérence.

Un Tripadvisor de la santé c’est aussi stimuler, à l’initiative du patient, la concurrence entre médecins. C’est mettre au grand jour, sur internet, un marché des médecins. À condition d’admettre que le patient est compétent pour évaluer son médecin. Or il ne l’est pas. Dans le langage économique cette incompétence est appelée asymétrie d’information. Pour l’économiste de santé, Kenneth Arrow, prix Nobel d’économie, cette asymétrie d’information est une des raisons qui s’opposent à la possibilité d’un marché des soins. Pour le dire vite, le marché des soins s’éloigne du marché parfait pour trois raisons : l’incertitude quant à la survenue d’une maladie, l’incertitude quant aux résultats des traitements, et enfin l’asymétrie d’information. Les professionnels détiennent le savoir-soigner, savoir de plus en plus complexe, qui s’acquiert au cours de longues années mêlant formation théorique et pratique. Pour Kenneth Arrow, ces trois caractéristiques des services de santé interdisent que l’allocation des ressources au sein des systèmes de soins soit assurée par un marché privé concurrentiel classique. Pourtant, en dépit des mises en garde de Kenneth Arrow les pays de l’OCDE, ont chacun à leur manière, tenté d’introduire des mécanismes de marché dans leur système de santé.

Soit en mettant en concurrence les compagnies d’assurance, comme aux Pays-Bas. Le résultat ne fut pas à la mesure de l’attente, Avec 10, 5 % de point de PIB, le système néerlandais reste dans le peloton de tête des pays de l’OCDE pour les dépenses de santé. Kenneth Arrow avait montré que l’incertitude sur l’apparition de la maladie justifie la mise en place de mécanismes d’assurance. Cela a une conséquence pratique immédiate : celle de l’introduction d’un troisième acteur, l’assureur, entre le malade et les services de santé. Or l’assureur peut lui-même exploiter une meilleure connaissance statistique des risques pour faire payer plus cher que requis.

Soit en introduisant un marché des soins comme en Grande-Bretagne. Les acheteurs collectifs peuvent, dans ce cadre, agir sur les coûts des soins et sur leur qualité. Ils peuvent exiger, dans le cadre du contrat, l’adhésion à des directives sur les bonnes pratiques. Ce type de concurrence a deux effets pervers. D’abord la prescription de bonnes pratiques musèle la recherche de prestations innovantes. Ensuite, ce type de concurrence ne peut jouer que si l’acheteur collectif impose aux patients le lieu où ils reçoivent leur traitement. Dans ce système le patient captif de l’établissement vendeur de soins.

Soit en instaurant la concurrence entre prestataires. En réalité ce mode de concurrence a toujours existé chez nous. Le libre choix est l’une des valeurs fondatrices de la médecine libérale. Mais il faut bien reconnaître que cette concurrence repose essentiellement sur la qualité perçue et non sur le prix qui est identique pour tous les patients. Par ailleurs l’Assurance maladie obligatoire met les patients à l’abri de la plupart des dépenses associées aux soins, ce qui les incite à utiliser les services de santé au-delà du niveau d’efficience. Cette tendance est accentuée par le fait que les médecins sont tentés de recommander de trop nombreux traitements dès lors que leur revenu est déterminé par leur volume d’activité.

Ce type de concurrence est fatalement condamnés à ces dérives. Dans les années 80 aux États-Unis, ce phénomène avait été théorisé sous le nom de « course à l’armement médical » (2). En l’absence d’indicateurs objectifs de la qualité des prestataires, ces derniers rivaliseront en jouant sur la qualité élevée des soins qu’ils dispensent, sous forme de technologies de pointe et de structures d’accueil de luxe. Au bout du compte, on assiste au développement d’une médecine de spécialistes, exerçant sur des segments lucratifs. La « course à l’armement médical » se traduit par une offre excédentaire systématique de qualité et de capacité. Ce type de médecine ne se préoccupe pas de prévention et plus généralement ne joue aucun rôle dans le domaine de la santé publique. On comprend qu’un Tripadvisor de la santé de la santé ne ferait qu’amplifier les dérives de notre système de santé qui souffre déjà d’un excès de demande induite.

Depuis deux décennies, les systèmes de santé européens se sont essayés à introduire des mécanismes de marché en santé. Faut-il y renoncer à la vue des résultats mitigés ? En réalité la santé ne peut échapper à une régulation économique. Nous sommes sans doute dans une phase d’expérimentation, de tâtonnement. Comment organiser la concurrence, quel cadre l’état doit-il fixer au marché pour promouvoir la santé de chacun et non la prolifération des actes ? C’est sans doute l’enjeu principal des politiques de santé dans les années à venir.

(1) Voire billet : « La fin du colloque singulier »
(2) Robinson, J. C. et H. S. Luft (1988), Competition and the Cost of Hospital Care, 1982-1986, Journal of the American Medical Association, 260, 2676-2681.

Laurent Vercoustre

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