Une femme de quatre-vingt ans est morte le  11 juin 2024, elle s’appele Françoise Hardy. La vie est bien cruelle. La Françoise Hardy qui reste gravée dans ma mémoire  est cette longue  silhouette de jeune fille. Sa frange, ses cheveux qui s’enroulent sur ses épaules encadrent un visage dont nul artifice n’affecte la beauté naturelle.Cette Françoise Hardy là troublaient  l’adolescent que j’étais.

Sa voix ne séduit pas par sa force, mais par sa douceur. Cette voix à la tessiture soyeuse, crée une sorte d’intimité avec son auditoire. Elle donne aux paroles de ses chansons  la tonalité de la confidence.

Elle a un réel talent de compositeur. C’est elle qui a écrit les paroles et la musique de la chanson Tous les garçons et les filles qui  lance sa carrière. Elle la chante à la télévision le 30 octobre 1962. Ce soir là tous les français attendent le résultat d’un référendum et ont les yeux rivés sur la seule et unique chaîne de télévision. C’est à Françoise Hardy qu’on confie l’intermède musical. Les adolescents se reconnaissent dans la tonalité mélancolique. de la chanson. La France entière est séduite, le disque est vendu à 200000 exemplaires  en trois mois.

Au  beau milieu des tapages des yéyés elle paraissait tout en retenue. Jean Gabin l’avait surnommée la discrète. Elle nous a laissé quelques chansons intemporelles comme L’amitié, Mon amie la rose, ou Tu verras, sans doute l’une des plus belles mais aussi des plus méconnues.

Tous les garçons et les filles sort en 1962. la même année que la chanson de Jacques Brel le Plat Pays. À cette date Johnny Halliday est déjà célèbre depuis deux ans. À l’automne 1962, Claude François obtient son premier succès, avec Belles ! Belles ! Belles ! Extraordinaire fécondité des années 60, on voit éclore une profusion de talents  que ce soit du côté yéyé ou des chansons à textes. De ce côté, il y a le monument Brel. Jamais l’alliance entre un texte dont la qualité flirte avec celle des plus grands poètes et une mélodie n’avaient atteint de tels sommets. Aznavour  a certes commencé sa carrière bien avant les années 60. Mais sa discographie montre qu’il a composé ses plus grands succès au cours des années 60. Il écrit pour les yéyés deux magnifiques chansons l’une est pour Johnny Halliday, Retiens la nuit et l’autre pour Sylvie Vartan La Plus belle pour aller danser.

Du côté des yéyés il y a bien sûr Johnny Halliday, l’icône du genre, icône inoxydable, il restera une star jusqu’à sa mort. Johnny a le génie de choisir des compositeurs qui lui écrivent des textes cousus main exaltant le mythe du rocker crucifié (Je suis un chanteur abandonné, J’ai oublié de vivre, l’Envie) ).

Je crois que le yéyé a institué un nouveau rapport entre le langage et la musique. Les sonorités propre au langage s’associent à la mélodie et la renforcent. La chanson Comment te dire adieu ? écrite par Gainsbourg et chanté par Françoise Hardy en est un exemple. Elle utilise de façon répétitive sur la  même note la syllabe « ex ». C’est ainsi qu’on rencontre parfois des textes qui n’ont pas beaucoup de sens mais dont la sonorité des mots sert la mélodie. Brel utilise ce genre d’artifice. Dans la chanson le Gaz on trouve ce phrasé : « du porto que tu rapporta de la porte des Lilas » On voit que les mots sont associés ici pour leurs sonorités plus que pour donner du sens .

À côté des yéyés des chanteurs plus conventionnels débutent dans les années 60 et vont continuer leurs carrières dans les décennies suivantes. C’est le cas, par exemple de Sardou et de Michel Delpech. Sardou comme Brel est un  monument de la chanson, Ses textes qui relèvent d’une verve populaire rencontrent un immense succès.

Et puis il y a Adamo. Avec sa voix haut perchée, son physique de garçon de bonne famille, sa politesse qu’il met en chanson ( Vous permettez Monsieur), il incarne l’antithèse du rocker. Quelques-uns de ses textes, délicieusement sucrés, et portés, par  de belles mélodies sont devenus  des succès planétaires, ainsi la chanson Inch allah. C’est aussi à cette époque que naissent des groupes anglais comme les Rolling Stone et les Beatles qui au fil du temps montreront une prodigieuse créativité musicale.

Devant ce foisonnement  de talents, on est en droit de se poser une question : où est aujourd’hui la relève ? De mon point du vue, nulle part, je ne voit pas dans la chanson et les musiques actuelles de création de même niveau . J’ai bien dit de mon point de vue. Se lancer dans une comparaison sur la valeur artistique de deux périodes est un exercice très périlleux. Je prends le risque de  me voir traité de « baba has been » par des jeunes qui considèrent le rap comme un moyen d’expression indépassable.

Sur ce terrain  un jugement objectif est-il possible?  Une étude (1) réalisée par Eva Zangerle chercheuse à l’université d’Innsbruck en Autriche publiée dans revue Scientific Reports a relevé ce challenge. Cette étude porte sur 12 000 chansons de langue anglaise sorties entre 1980 et 2020. Elle montre que depuis une quarantaine d’années, le niveau des chansons baisse : paroles simplistes, idées plus faciles à comprendre, vocabulaire pauvre, structure simplifiée. Appauvrissement donc en qualité et en complexité. C’est dans le rap que cette diminution de qualité est la plus marquée.  Les émotions transmises par les paroles sont de plus en plus négatives. Les thèmes comme la colère, la révolte, la tristesse et le dégout ont nettement pris le dessus sur les émotions comme la joie ou l’amour. Les paroles sont de plus en plus déclinées à la première personne du singulier. C’est le « je » qui est le plus présent dans les chansons.

Cette étude, impressionnante par le nombre de paramètres examinés et la rigueur des analyses statistiques démontre  donc le déclin de la chanson.  Or la chanson comme la littérature exprime l’état d’âme de la société. L’âge d’or de la chanson dans les années 60 est contemporain d’un autre âge d’or cette fois économique, ce sont les Trente Glorieuses !

Les Trente Glorieuses c’est cette période qui commence au lendemain de la Seconde guerre mondiale en 1946 et s’interrompt au premier choc pétrolier en 1973. Tous les indicateurs économiques sont au vert, taux de croissance à 5 %, plein emploi,  augmentation du pouvoir d’achat,. explosion démographique, c’est le baby-boom. On assiste à une  transformation de la société qui évolue vers une société de consommation et de loisir. Ces trente glorieuses c’est la période d’insouciance de  l’occident.

Un autre facteur a sans doute jouer en faveur de la chanson. Les stations radio régnaient sans partage sur l’espace médiatique et la télévision n ‘avait qu’une seule chaine. Ainsi une chanson bénéficiait d’un très vaste auditoire. Aujourd’hui avec internet et les réseaux sociaux, avec une multitude de chaines de télévision on assiste à une segmentation de l’espace médiatique.

Cette période d’insouciance de l’occident est aujourd’hui bien finie,  nous vivons au contraire une époque de tous les dangers. Nous sommes sous la menace de la bombe atomique, des pandémies, du changement climatique, et semble-t-il de l’intelligence artificielle. Cette société menacée de toutes parts c’est peut-être le rap qui l’exprime le mieux. Cette musique qui résonne comme une plainte indéfiniment répétée, cette musique qui n’a plus de mélodie, cette musique sans musique, ne serait-elle pas l’expression sonore d’un monde qui a perdu son pouvoir d’enchantement ?

(1) Parada-Cabaleiro, E., Mayerl, M., Brandl, S. et al. Les paroles des chansons sont devenues plus simples et plus répétitives au cours des cinq dernières décennies. Sci Rep 14 , 5531 (2024). https://doi.org/10.1038/s41598-024-55742-x.