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Quand un philosophe l’emporte sur l’intelligence artificielle

Nul ne peut nier les prodiges de l’IA (intelligence artificielle) . Sans doute vivons-nous une révolution à la mesure de celle de Gutenberg ou peut-être encore plus radicale. L’IA est partout, ses miracles touchent tous les domaines : sciences dures, sciences humaines, médecine, Droit, recrutement, Éducation nationale, armée, finances. En Droit elle est capable de rédiger un contrat, voire d’analyser les chances et les risques d’une procédure. En médecine, des algorithmes permettent d’obtenir une anatomie en 3 D en quelques minutes, avant une radiothérapie. C’est dans le domaine militaire qu’elle montre sa force et sa démesure, l’IA peut créer  des robots tueurs capables de repérer et de frapper des cibles en réduisant de quelques secondes l’intervalle qui sépare l’identification de la frappe d’une cible à partir de données collectés par des drones et des satellites.

Rien ne lui résiste sauf … : « En philosophie l’IA ne sert à rien ». Comme un couperet cette sentence tombe à la page 17 du livre publié tout récemment par le philosophe Raphaël Enthoven : Une machine ne sera jamais philosophe  (Éditions de l’Observatoire).

Il en apporte la démonstration. En juin 2023, tandis que se déroulait le baccalauréat de philosophie, Raphaël Enthoven affrontait ChatGPT dans une épreuve de philosophie dont voici le sujet « Le bonheur est-il affaire de raison ? ». Les copies ont été anonymisées et corrigées. ChatGPT a rendu sa copie au bout d’une minute quinze secondes, Enthoven une heure et quart. Les notes ? 11 pour Chat GPT et 20 pour Raphaël Enthoven. Les correcteurs avouent que « dès les premiers  mots, ils ont deviné qui était l’auteur de la copie. En effet du côté de l’IA,  les phrases sont longues et creuses, il  n’y a pas de problématique, pas vraiment de contenu. ».

Enthoven oppose les progrès des techniques d’information à la philosophie qui ne progresse pas. Ce n’est pas dit-il « parce que la philosophie ne progresse pas qu’on ne peut faire de progrès en philosophie. À quoi mesure-t-on le progrès en philosophie ? À la dissipation d’une certitude par un doute. À la dissipation du familier sous l’étonnement retrouvé. À la répudiation des convictions sous l’effort d’approfondir ce qu’on croit.[1]» 

Il faut dire aussi que la question de l’examen n’interpelle pas seulement la culture philosophique de  Raphaël Enthoven, elle le questionne aussi dans sa dimension de sujet, au sens philosophique du terme, c’est à dire de son identité profonde,  à un niveau  où le bonheur et la raison ne sont pas seulement des concepts abstraits mais aussi des expériences vécues. La réponse qu’il donne dans sa copie est produite par un « je » qui parle au nom du sujet qu’il est et auquel il ne peut échapper. Pas plus que les philosophes, rappelons ici le point de vue de Nietzche : « toute grande philosophie est la confession de son auteur. »[2] . Ceci étant dit, on comprend que l’IA soit incapable d’un « je ».

Si les arcanes de la philosophie restent un domaine étranger  à l’IA, elle excelle dans tous les autres. Elle est la preuve éclatante du génie de l’homme, c’est lui qui l’a créée, c’est elle qui va mettre à son service ses extraordinaires capacités. Voilà des perspectives devraient être accueillies avec le plus grand enthousiasme. En réalité, l’IA suscite autant d’enthousiasme que d’inquiétude, inquiétude, le mot n’est sans doute pas assez fort, disons plutôt de funestes prémonitions. Il n’est pas déraisonnable  de penser qu’une telle révolution des savoirs s’ouvrit sur un avenir incertain et autorise des prévisions pessimistes. J’avais, dans mon précédent billet souligné le paradoxe de l’homme qui rencontre sa mort là même où il affirme au plus haut degré son génie.

Parmi ces prévisions mortifères, la Singularité technologique (ou simplement la Singularité) est sans doute la plus troublante, d’abord parce qu’elle est proférée  par des scientifiques de haut niveaux. Voilà presque dix ans, le jeudi premier mai 2014 Stephen Hawking, célèbre savant anglais, connu pour ses travaux sur les trous noirs et sur l’origine de l’univers, lançait un cri d’alarme dans une tribune publiée par le journal The indépendant. Cette tribune était une mise en garde contre les conséquences irréversibles de l’intelligence artificielle. Celle-ci progresse à un tel rythme qu’elle deviendra incontrôlable au point de mettre l’humanité en péril. En janvier 2015 une lettre ouverte cosignée par un nombre impressionnant de chercheurs en IA invitent à réfléchir sur les dangers des ordinateurs. Je rapporte dans mon dernier billet cette pétition beaucoup plus récente lancée le mardi 30 mai 2023 par 350 personnalités du secteur de l’IA :« Atténuer le risque d’extinction de l’humanité par l’Intelligence Artificielle devrait constituer une priorité aussi importante que de combattre les risques de grandes échelles que sont les pandémies et les guerres nucléaires »

Revenons à cette singularité, de quoi s’agit-il ? En un mot c’est la description des catastrophes causées par l’IA sur le genre humain. Chacun de ces scientifiques décrit à sa manière l’évènement Singularité et le chemin qui y conduit. Leurs récits ont  ceci en commun : la brutalité de l’évènement, son caractère imminent, majeur, inéluctable et irréversible qui va bouleverser les modes d’existence de l’homme. Le concept de « singularité » a été emprunté aux mathématiques en particulier à la théorie des singularités[3].

Cette histoire de Singularité est assez énigmatique. Ce sont les figures majeurs de l’industrie de l’information, et par conséquent les responsables du développement massif des technologies de l’information qui soutiennent de leurs largesses les zélateurs de l’hypothèse  de la Singularité technologique. Ainsi comme l’analyse Jean-Gabriel Ganascia, informaticien et philosophe : « Nous nous trouvons donc devant des « pompiers-pyromanes » qui, tout en allumant volontairement un incendie, font mine d’essayer de l’éteindre pour se donner le beau rôle »[4].

La Singularité technologique dément l’idéal de croissance indéfinie des progrès humains qu’énonce Condorcet. Il faut admettre non une évolution continue et illimitée, comme l’annoncent les Lumières, mais une rupture qui signifie la mort de l’homme et au delà de laquelle plus aucune prévision sur le nouveau homo sapiens qui émergera n’est possible.


[1] Raphaêl Enthoven, L’Esprit artificiel. Éditions de l’Observatoire, Paris, 2024, p.29.

[2] !  « Je me suis rendu compte peu à peu de ce que fut jusqu’à présent toute grande philosophie : la confession de son auteur, une sorte de mémoires involontaires et insensibles ; »

[3] En mathématique une singularité correspond à un objet, un point, une valeur ou un cas particulier mal défini et qui, en cela paraît critique. Ainsi la fonction y=1/x présente au voisinage de zéro. Car pluson se rapproche de zéro moins il est possible de déterminer la valeur de zéro.

[4] Jean Gabriel Ganascia, le mythe de la Singularité. faut-il craindre l’intelligence artificiel .Édition du Seuil.

Laurent Vercoustre

12 Commentaires

  1. J’ai lu plusieurs fois qu’un ordinateur, c’est bête; c’est totalement vrai.
    Une IA d’après ce que j’en sais est un ordinateur qui ne peut que chercher bêtement dans ses milliards de données, ce qui correspond le mieux à ce qui lui est demandé et s’il ne trouve rien, il va vers l’approximation la plus plausible à ses yeux.
    On a déjà le même problème avec les traducteurs automatiques qui si un mot est ambigu, mettent au hasard des il, des elle, des singuliers ou des pluriels ou des synonymes absurdes.
    Dans une tribune, j’ai trouvé l’exemple d’une IA ayant affirmé qu’il n’était absolument pas impossible qu’il existe un organisme juif secret dominant le monde. ça a jeté un froid et pourtant, à la question ainsi posée « est-il absolument impossible qu’il existe.. », après avoir interrogé toutes ses données, elle ne pouvait qu’être piégée et répondre une énormité !
    mais les choses vont vite et il n’en sera peut-être plus ainsi avant longtemps.

      • C’est le piège classique de la preuve négative: votre femme pourrait (éventuellement) avoir la preuve que vous la trompez, elle ne pourra jamais avoir la preuve que vous ne la trompez pas. Ce piège est universel et je ne vois pas comment une IA pourrait y échapper et par ce biais, avec un peu de malice, on peut arriver à lui faire dire n’importe quoi en la ramenant dans ce piège.

  2. Vraiment important de dire et redire le smises en garde. Je reçois d’un neveu le travail d’IA d’une veille photo sépia de mon arrière grand mère , décédée vers 1960, et par IA, colorisée et animée: elle cligne des yeux, tourne le regard vers nous, la tête, sourit, mime de prononcer quelques mots, une angoisse absolue…c’est un exemple d’abus éthique et de violence psychologique insoupçonnable . Sans gravité, mais déshumanisant.

  3. Le jour ou l’IA sera capable de sentiments, elle saura philosopher et ce n’est pas demain la veille, en attendant :https://www.geo.fr/sciences/ia-pourrait-terrasser-humanite-en-deux-ans-seulement-alerte-un-expert-guardian-eliezer-yudkowsky-218905?utm_source=pocket-newtab-fr-fr
    4 ou 5 ans pour détruire l’humanité , il en a fallu bien plus aux premiers humains pour apprendre à philosopher alors que même le Néandertalien, l’Homo Sapiens, avait des sentiments … alors l’IA …

    • Merci Inoxydable, c’est toujours un grand plaisir de vous retrouver sur mon BLOG Et comme toujours vous versez au débat d’excellentes videos, celle que vous apportez aujoud’hui donne froid dans le dos!!

  4. L’Education nationale est tombée dans ce piège que représente l’IA. « L’Intelligence artificielle pour accompagner les apprentissages des fondamentaux au cycle 2 ». Le cycle 2 regroupe les élèves de CP, CE1 et CE2. Et bien évidement c’est merveilleux car comme le vante le site du Ministère « cela facilite le suivi des apprentissages en offrant une synthèse des résultats des élèves. » Donc Le ministère vient de payer je ne sais combien de millions à des informaticiens pour mettre des enfants devant des écrans (au mépris des recommandations internationales sur le temps d’écran des enfants et des conséquences sur le développement cérébral soit dit en passant) au motif que l’AI c’est le remède à la mode du moment. Je suis consternée. Quid du regard de fierté échangé entre un enseignant et son élève qui réussit enfin après avoir tant essayé ? Quid des paroles encourageantes de l’enseignant pour motiver son élève face à la difficulté? Que fera l’AI face à l’élève dont les larmes lui montent aux yeux parce qu’il se sent démuni, incapable de comprendre ce qu’il vient de lire ? L’IA c’est la mort de l’humanité dans son rapport à l’altérité, dans les échanges non verbaux que peuvent échanger deux individus. L’AI est une forme de déshumanisation en ce sens que l’on veut nous faire croire que cela peut nous rendre plus performant dans le quotidien alors que c’est seulement renoncer encore un peu plus à utiliser notre cerveau au profit d’une machine. Que devient toute cette puissance cérébrale non utilisée ? Elle est perdue. C’est consternant.

  5. Le nom d’intelligence est totalement usurpé. Une IA ne fait que traiter une question à partir de milliards d’informations qu’elle a emmagasinées. En aucun cas, elle n’est capable de créer quelque chose sur un sujet pour lequel elle ne possède aucune données.
    Par contre, il est vrai que l’on doit être plus que sérieusement inquiet sur l’usage malfaisant que certain en feront…

    • Merci Pascal pour ce commentaire qui tient d’une prise de position nette, claire et sans bavure, et ce d’autant qu’elle vient d’un homme du métier, je n’oublie pas que tu es informaticien !!!

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