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l’ EVA revisitée !

l’EVA (échelle analogique de la douleur), ce fut le sujet d’un mes tout premiers billets. Billet en forme de réquisitoire,  qui disqualifiait sans réserve cette pratique.  Il y a quelques jours, j’assistais à une conférence sur la douleur. Le conférencier  présentait brièvement l’EVA, une EVA qui n’avait pas grand-chose à voir avec celle de mon premier billet, il manquait le V !  Il manquait le visuel ! Ce que j’ai  entendu  partout,  c’est un médecin ou une infirmière interrogeant un patient avec la phrase standard «  si on vous demandait de noter votre douleur de 1 à 10. quelle note…. ? » Les deux dernières fois où je me suis rendu aux urgences pour mes propres problèmes de santé l’inévitable «  si on vous demandait…. » m’a sauté dessus.

L’étape visuelle est complètement occultée. En quoi consiste-t-elle ? Elle fait appel à une réglette qui est présentée au malade. Sur l’une des faces est figuré un triangle. On demande alors au malade  à quelle fraction de ce triangle, il évalue sa douleur. La totalité de la surface correspondant à une douleur qui serait ressentie comme maximum. Le patient évalue donc sa douleur  selon une représentation analogique. Un curseur  qui parcourt les deux faces de la réglette transforme la donnée analogique en numérique  qu’on lit sur l’autre face. Que ceux qui se servent de l’EVA  dans les règles me pardonnent ces précisions.

Ce raffinement de l’évaluation de la douleur m’a-t-il pour autant convaincu ? Non décidément non. Les médecins n’ont pas, j’imagine, la naïveté de voir dans cette EVA  une supériorité des chiffres sur les mots pour évaluer la douleur. Entre j’ai modérément mal et j’ai atrocement mal il existe une pléiade d’adverbes qui expriment la douleur avec ni plus ni moins de précision que les chiffres. Je rappelais dans mon précédant billet  que le philosophe Kant considérait qu’un sensation interne n’était pas mesurable. Toute  la philosophie de Kant  s’est donnée pour tâche de montrer les limites de la connaissance : que nous est-il possible de connaitre, et sous quelle forme cette connaissance nous est-elle donnée ?

En fait, je trouve dans cette évaluation numérique de la douleur comme une indécence. Rapporter la douleur à un chiffre c’est j’allais dire « lui couper la parole ». La douleur revêtue de cette parure scientifique se dérobe à toute autre précision. Précision sur ses éventuelles irradiations, sur sa temporalité permanente ou récurrente, ses caractéristiques. Que deviennent avec l’EVA les somptueux adjectifs qu’on rencontrait dans les anciens livres de médecine:  douleur lancinante, paroxystiques, transfixiante, térébrante, syncopale, ou bien encore douleur exquise. Par ailleurs il ne faut pas oublier que c’est le patient lui-même qui note sa douleur. Cette note  est donc le fruit de sa subjectivité. C’est pourquoi comparer l’EVA de deux patients, ou utiliser l’EVA dans des études cliniques n’a aucun sens.

Il y a une sorte d’irrespect dans ce déguisement de la douleur en chiffre. Car il n’y a pas de douleur sans souffrance. L’individu entier résonne de cette douleur et c’est son identité  même qui lui échappe. C’est aussi sa dignité, ce qu’il va montrer de lui-même le rend méconnaissable.

Voici ce que deux grandes figures de la pensée médicale disaient de la douleur.  Leriche d’abord : « le douleur n’est pas dans le plan de la nature ». Ou encore :  » la douleur est un phénomène individuel monstrueux et non une « loi de l’espèce ».

Canguilhem ensuite. Pour ce philosophe médecin « La douleur physique n’est pas un simple fait d’influx nerveux (…), elle est la résultante d’un conflit d’un excitant et d’un individu tout entier. Il nous paraît important qu’un médecin proclame que l’homme fait sa douleur— comme il fait son deuil— plutôt qu’il ne la reçoit ou la subit ».Leriche et Canguilhem ont en commun de  considérer la douleur comme un phénomène individuel. Je doute qu’ils aient trouvé quelque intérêt à l’EVA.

réglette de L’EVA

Laurent Vercoustre

6 Commentaires

  1. N’étant pas médecin ni utilisateur de la réglette et parfois simple patient, je pense ( ai-je le droit ?) que la douleur est attachée à la personne : Comment quantifier la douleur avec des chiffres alors que nul ‘est pareil. Personnellement je suis peu sensible à la douleur physique , lors que je me blesse accidentellement, je ne ressent que peu de douleur, par ex/ Il y a un an, entorse sérieuse du genoux ( j’en ai encore des séquelles) avec arrachement partiel d’un ligament coté gauche, ménisque fissuré etc… et ma médecin était toute surprise que je ne ressentais pas grand chose, elle me demandait comment c’était possible. Alors comment aurait-je pu quantifier une douleur qui, chez quelqu’un d’autre aurait pu être très forte. Donc douleur par rapport à quoi ? A qui ? Est-ce qu’elle aurait pu renseigner le médecin sur la gravité du traumatisme ?
    De toute façon comme disait Nietzsche je crois, » Tout ce qui ne me tue pas me rend pus fort » et ça ne sera pas la douleur qui me tuera;(Lol…)

  2. Peut-être est ce un dévoiement de l utilisation de la réglette ? Utilisée en post opératoire ( en salle de reveil par exemple) elle ne sert de mesure qu’à la douleur  » attendue » et prend alors du sens pour un patient qui aura de la peine à trouver des mots et des idées illustrant sa douleur présente. Dans un box des urgences, un cabinet ou un lit d hospitalisation, la reglette a effectivement beaucoup moins voire pas de sens. Juste la garder pour une utilisation limitée au lieu de la généraliser à l exploration de toutes les douleurs?

  3. Ce moyen est effectivement contestable devant la subjectivité de la douleur ce que tu dis justement comme Canguilhem (certaines études disent d’ailleurs que c’est un moyen pervers qui aggrave la douleur ????et d’autres qu’il est validé !! ..autre débat) . Je ne l’ai que très peu utilisé , cependant nous sommes très démunis pour avoir une idée assez précise du ressenti . Demander à son patient si sa douleur est térébrante ou exquise ne va pas nous faire avancer beaucoup je le crains… Amitiés. PS : qu’en dit Foucault??

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