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Empathie, compassion…et Mamoudou

« Dans une lettre ouverte à Agnès Buzyn, une douzaine d’organismes de formation professionnelle réclament que la formation à la relation médecin/malade soit intégrée officiellement aux « orientations prioritaires » pour le développement professionnel continu (DPC). » J’ai failli m’étrangler en lisant cette annonce du QDM, quelques jours après la publication de mon dernier billet sur la qualité des soins.

Madame Buzyn, je vous en prie ne cédez pas à cette demande. Pourquoi ? Parce que normaliser les comportements humains revient simplement à les supprimer. C’est en effet abolir l’espace de spontanéité entre soi et l’autre pour ressentir et penser la relation.

La HAS n’a pas manqué de s’engager dans cette voie funeste. Voici ses recommandations sur l’attitude du soignant à l’égard du patient victime d’un évènement indésirable : « (…) Avoir une attitude empathique vis-à-vis du patient ou de ses proches : les écouter, leur laisser du temps pour s’exprimer avec leurs propres mots, poser des questions… Ne pas avoir peur des silences ; entendre la souffrance du patient ou de ses proches sous toutes ses formes, même agressives ; (…) le temps et l’écoute permettent à la colère de diminuer. »

Proposer une formation de ce type aux médecins, c’est, ni plus ni moins, les infantiliser. De quel genre en effet procède le discours de la HAS ? Est-il juridique ou réglementaire, est-il éthique ou philosophique ? Il n’est rien de tout cela, il s’apparente à des recommandations de savoir-vivre qu’on adresse à un enfant. Peut-on prétendre réformer l’éducation ou la socialisation primaire (comme on dit en science sociale) des médecins ? Ce type de discours n’a donc aucun sens dans un cadre institutionnel. Il n’est pas pour autant inoffensif. Il peut même conduire au pire ! J’ai souvent observé que les bons sentiments sont les armes les plus redoutables du sadisme médical.

« Avoir une attitude empathique », nous dit la HAS. Un sentiment n’obéit pas à une injonction, il s’éprouve spontanément. Il est vrai que l’empathie est plus un concept qu’un sentiment. Il est apparu en France, il y a 50 ans. Il fait partie du lexique des sciences sociales, et le flot de littérature qu’il a engendré est à la mesure de son ambiguïté.

Sachons tout de même qu’il ne faut pas le confondre avec compassion. L’empathie s’apprend, la compassion est spontanée. La compassion est plus instinctive, elle porte à ressentir la souffrance de l’autre, et pousse à lui venir en aide. L’empathie impose de garder la distance.

Plût au ciel que l’héroïque Mamoudou, qui a épaté la France entière, n’ait connu que la compassion, et n’ait pas gardé la distance de l’empathie. Ainsi son instinct compassionnel lui a commandé d’escalader un immeuble avec l’agilité d’un écureuil pour sauver un enfant suspendu dans le vide !

Mais allons plus loin. La compassion est-elle un sentiment moral ? Pour David Hume, cela ne fait pas l’ombre d’un doute, tout est fondé sur les émotions qu’il nommait « les sentiments moraux ». Kant dont la pensée morale a changé la face du monde, ne partage pas du tout l’opinion de Hume. Donnons la parole à Jean-Jacques Rousseau. Kant était d’ailleurs un admirateur inconditionnel de Jean-Jacques Rousseau, qu’il surnommait le Newton de la morale.
Pour Rousseau, la compassion n’est pas un sentiment altruiste. Elle vient d’abord du fait que nous nous aimons beaucoup nous-mêmes : « L’amour de soi nous intéresse ardemment à notre bien-être et à la conservation de nous-mêmes ». C’est pourquoi nous éprouvons « une répugnance naturelle à voir périr ou souffrir tout être sensible et particulièrement nos semblables (1) ». Le souci de l’autre est d’abord souci de soi.

Il est grand temps que la HAS reviennent aux fondamentaux de la philosophie plutôt que de s’inspirer des humanismes mous et bénissant qui polluent notre société. L’empathie relève plus d’une attitude de marketing que d’une réalité du cœur humain.

Je ne résiste pas au plaisir d’évoquer à nouveau mon cher Dr House. House ne fait ni dans l’empathie ni dans la compassion, c’est le moins qu’on puisse dire !  Et pourtant il a représenté pour des millions de téléspectateurs l’idéal du bon médecin. Le cynisme de House séduit précisément parce qu’il dénonce les faux-semblants, les postures qui dénaturent nos pratiques. House recherche des relations authentiques débarrassées des vulgarités minutieuses de nos psychologies à deux sous. House ne provoque jamais gratuitement, il nous invite, par ses conduites scandaleuses, à mettre un peu plus de vérité dans nos existences.

« La Démarche Qualité et ses indicateurs sont unanimement décriés par les sociologues et les spécialistes de la souffrance au travail. Ses rares réussites ne peuvent compenser son impact destructeur sur les entreprises, les administrations, et surtout les hommes et les femmes qui la subissent (2) » affirme Dominique Dupagne. Parce qu’elle falsifie les rapports humains, qu’elle pervertit le sens-même du travail, la Démarche Qualité a tué la qualité. Il est urgent que les responsables de la HAS en prennent conscience. Espérons ce billet comme le précédent ébranleront leurs certitudes !

(1) Jean-Jacques Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes, Flammarion, « Garnier-Flammarion », 1971, p.153.
(2) http://www.atoute.org/n/article344.html

Laurent Vercoustre

12 Commentaires

  1. Bonjour, je suis « tombé » pas hasard sur votre blog. Mon épouse est aussi gynécologue obstétricienne est à eu l’occasion d’être soigneur-patient pour un cancer du sein qu’elle s’est découvert il y a 6 ans. Elle a utilisé cette épreuve pour écrire un livre « Espoir et Victoire, le comble pour une gynécologue » édité sous son nom de jeune fille Marie Credoz, aux éditions du net. L’aspect approche psychologique, empathie… et la découverte d’autres médecines y sont bien décrits. Si bien qu’il a été conseillé pour les étudiants en première année de médecine de Lyon. A mon avis, ce livre peut être aussi utile pour les patients que pour les soignants.

  2. Bravo pour ce débat, plein de compétence. N’oublions pas que le patient est réduit dans certains services à un objet d’études en double aveugle, sans aucune prise en charge de son contexte psychologique, sans aucun respect des règles éthiques élémentaires. Les écrits de certains lanceurs d’alerte ( Martin Winkler, Philippe Even, Irène Frachon, etc) ont trop souvent été accueillis dans la profession par des réactions corporatistes que par des analyses critiques.

  3. Tout à fait en accord avec le développement d’Hélène Tallet. J’ai trouvé dans le livre de Jean Monbourquette « le guérisseur blessé » ce que Toni Morrisson écrit si bien dans son dernier essai « dans le but de définir le moi devenu étranger à lui même ». Elle écrit cette phrase par rapport à l’étranger dans le contexte du racisme, mais je pense que l’on peut l’entendre pour le malade, étudié à distance par les médecins.
    Jean Monbourquette nous propose à nous soignant de reconnecter notre blessure, pour permettre au malade de recontacter sa part guérisseuse.
    Chacun de nous est de part et d’autre d’une frontière qu’il nous faut en permanence tenter d’abolir !

  4. la relation patient soignant a changé en quelques années, c’est devenu une relation commerciale donc l’empathie ….les médecins se défendent comme ils peuvent parce qu’on ne fait pas médecine pour se retrouver dans ces situations; Plutôt que de les former à l’empathie, on devrait leur donner des outils pour gérer les situations conflictuelles, compliquées

  5. La qualité du soin est et doit rester notre priorité. A ce titre on ne peut que déplorer la souffrance qui accompagne souvent le ressenti des malades. Trop souvent ignorée, méprisée par les contingences d’une charge de travail exigeante, elle fut pourtant source d’une recherche initiée par Michael BALINT dès 1926 qui proposa une dynamique de groupe et publia en 1955 « Le Médecin, son malade et la maladie »
    Il fallu attendre début 1960 pour qu’en France émerge la méthode BALINT permettant une réflexion concertée et suivie sur la nature et complexité des échanges patient – médecin. En effet, combien de fois l’entretien lors d’une consultation passe sous silence des questions restées sans réponse ? Quels mots choisir pour annoncer un décès, confirmer un diagnostic, informer des effets secondaires ou des risques… Quel regard est donné à la parole du médecin qui efface tout autre propos, que de situations sociales occultées qui laissent le patient désemparé, renvoyé à sa solitude et détresse économique, affective, en plus de la maladie… Pourtant la qualité de la confiance, influe sur l’évolution de toute pathologie et du ressenti des patient-e-s et représente un pourcentage non négligeable de stimuli que ni les médicaments ni les soignants ne peuvent remplacer. Par contre leur attitude peut tout remettre en cause.
    Alors comment prétendre soigner correctement et se prévaloir de compétences techniques sans se soucier des capacités psycho-sociales indispensables dans nos échanges et confrontations difficiles auxquelles notre métier nous expose sans nous y préparer.
    C’est une gageure de prétendre former chez l’être ce qui doit éveiller sa sensibilité, perception et inspiration par des connaissances théoriques sans donner les moyens de comprendre les mécanismes qui conditionnent la relation, nos capacités à écouter, stimuler, comprendre, conseiller, au-delà de la simple ordonnance. Si notre efficacité dans le dialogue était optimum, la question ne se poserait pas, seulement la réalité est loin d’offrir aux futurs médecins ces compétences alors que le malade attend tout de ce pouvoir et savoir qui lui échappe et dont il dépend pour sa santé.
    Nous n’avons rien à perdre à reconsidérer nos attitudes et surtout à acquérir des compétences qui ne sont pas innées et sont absentes de notre cursus de formation. L’empathie n’est pas un patch que l’on se colle, mais savoir relationner dans des conditions aussi importantes que le soin et la prise en charge médicale relève d’une priorité occultée qui a toute sa place actuellement dans notre monde virtuel qui conditionne nos rapports, façons de penser et d’agir.

    • Merci pour votre réaction. J’attendais que quelqu’un prenne la défense de l’empathie pour laquelle je me suis montré si sévère.C’est fait. Votre réaction me permet d’exprimer ce que je n’ai pu dire dans mon billet. Car, le fond de ma pensée est que la relation médecin patient doit changer radicalement. Elle doit changer dans le mesure où elle doit permettre au patient de parler d’égal à égal à son médecin. Je m’expliquerai sans doute bientôt dans un prochain billet. Je reprends votre phrase « le malade attend tout de ce pouvoir et savoir qui lui échappe » Et bien c’est précisément cela qu’il faut faire évoluer. Et ne plus ressasser à l’infini tous ces humanismes bénissants qui dérivent du colloque singulier, le colloque singulier se définit bien comme la soumission inconditionnelle du patient à son médecin… comme l’ appropriation par la médecine de la structure du rapport entre le prêtre et le pénitent. A tout cela je consacre de nombreux passages dans mon dernier livre. Car en réalité tous ces discours aussi subtiles, aussi diligents, aussi perspicaces, aussi élaborés théoriquement ne font que reconduire le pouvoir médical…

  6. La HAS va nous apprendre bientôt à comment se comporter,comment se tenir, bref nous transformer en robots ni plus ni moins.
    « Science sans Consciences n’est que ruines de l’Ame »

  7. Félicitations pour cet excellent écrit d’une précision chirurgicale.

  8. juste pour vous féliciter pour l’excellence de votre réaction que j’aurais aimé écrire moi-même!

  9. A l’heure du « préjudice d’impréparation psychologique » malgré l’absence de préjudice, pourquoi ne pas exiger des soignants en formation la moyenne au minimum lors du module « empathie »… Mais qui pour en juger ? J’ai très souvent rencontré le cynisme de la plupart des enseignants que j’ai croisé, et trop souvent le mépris, très certainement favorisé par le surmenage qu’entrainaient les trop nombreuses responsabilités universitaires, hospitalières, budgétaires qui leur incombaient, mais je ne peux qu’à peine lever les doigts d’une seule main pour citer ceux qui m’ont « appris » l’empathie…

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