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Les technosciences médicales : généalogie (1) d’une imposture

première partie

La dernière humeur médicale de Luc Perino met en scène le petit Prince de Saint Exupéry.  Délicieuse fiction dans laquelle le Petit Prince joue le rôle de candide et dénonce à sa manière l’absurdité de notre médecine qui ne sait faire qu’une chose  prescrire des médicaments. Il ironise  à propos de ces médicaments qu’on donne au lieu d’inviter le patient à moins manger et à plus bouger. Luc Périno dont on apprécie toujours la perspicacité met ici le doigt sur le défaut majeur de notre système de soins qui apparaît comme déconnecté de la réalité. Cette « humeur médicale » m’a donné l’envie de revenir  aux problématiques de notre système de soins. Problématiques que j’ai souvent traitées dans des billets antérieurs mais d’une façon  moins approfondie. L’intention de ce billet est d’identifier cette déconnection  et d’en comprendre les causes. Pour y parvenir il nous faut interroger l’histoire de la médecine.

La clinique, une médecine du corps

À la charnière  du 18e et du 19e siècle, entre 1770 et 1820 très exactement, surgit le premier discours médical donnant des gages de scientificité, c’est le discours de la clinique. Rien d’équivalent ne s’était produit depuis Hippocrate en dépit d’une profusion d’écrits médicaux. Le discours clinique procède de la rencontre du regard du médecin avec le corps du malade. Rencontre que Michel Foucault exprime avec cette  belle, longue et majestueuse phrase:« Pour la première fois depuis des millénaires, les médecins libres enfin de théories et de chimères, ont consenti à aborder pour lui-même et dans la pureté d’un regard non prévenu l’objet de leur expérience »[1]. Au temps de Mol!ère les médecins dissertaient entre eux à distance du malade et échangeaient des propos ésotériques.

La médecine du corps impose un renversement conceptuel.  La plupart des théories médicales de l’époque considérait la maladie comme une entité distincte du malade. Cette entité localisée  dans la nature ou à la limite de la nature lui préexistait. C’est en traversant le malade qu’elle s’exprimait comme maladie. Et en le traversant, cette entité conçue comme une essence nosologique parfaite, se corrompait et perdait de sa pureté. Il faudra aux hommes du 18e siècle un long cheminement conceptuel  pour admettre ce qui pour nous est une évidence : l’espace de la maladie coïncide avec le corps du malade. Ainsi la clinique s’affirme définitivement comme une médecine du corps. Parler de médecine du corps peut surprendre, la  finalité ultime de toute médecine n’est-elle pas de soigner le corps ? Il existe pourtant nous dit Foucault une médecine qui n’est pas une médecine du corps mais une « médecine des choses », de l’air, de l’eau, des décompositions, c’est-à-dire une médecine des conditions de vie, du milieu d’existence.

Apparition d’une médecine des choses, gloire de l’hygiénisme français

Cette médecine des choses  apparue  à la même époque que la clinique, va connaître un développement considérable. elle a permis le rapprochement de la médecine avec d’autres sciences voisines, principalement la chimie. L’analyse de l’eau, de l’air, de la respiration a mis en contact la médecine et la chimie. Fourcroy et Lavoisier se sont intéressés à l’organisme au travers des problèmes de contrôle de l’air urbain. En s’associant avec des sciences fondamentales comme la chimie, la médecine va trouver une véritable assise scientifique. On est frappé par l’ouverture de pensée de ces médecins du 18e siècle qui associent à leurs travaux des chimistes, des ingénieurs, des pharmaciens, des architectes.[2]Le médecin joue un rôle important dans cette autre médecine. Il est présent dans les académies, les sociétés savantes, il  participe aux encyclopédies, il met en place des sociétés médicales chargées de prendre des décisions administratives. Apparition donc d’un nouveau personnage médical qui intervient dans la politique et l’économie. Ces nouvelles fonctions lui assure plus de prestige que sa fonction de thérapeute.

Au 19e l’hygiène publique connaît un essor considérable. Le mouvement est important au point qu’on y voit une véritable école française de santé publique. En cette fin du 18e siècle et en ce début du 19e siècle, la clinique médecine du corps et l’hygiénisme médecine des choses coexistent et font chacune preuve d’une grande vitalité.

Et puis survient le phénomène de la transition épidémiologique. Le paysage épidémiologique se modifie radicalment. La mortalité de cause infectieuse chute, elle n’est plus que de 1,8 % en 1990 ( elle était de 18,9 % en 1906). Les maladies chroniques occupent désormais tout le devant de la scène. L’organisation mondiale de la santé (OMS) lançait le 11 septembre 2006 un cri d’alarme :  « La charge que les maladies non transmissibles représentent pour les individus, les sociétés et les systèmes de santé n’est pas tenable.» De nos jours en Europe 88% des décès proviennent des affections de longues durées et seulement 2% sont consécutives à des affections transmissibles.

Ces maladies chroniques  sont comportementales et environnementales. Comportementales cela signifie que c’est le mode de vie du patient qui est en jeu : son alimentation, son activité physique, sa relation au tabac à l’alcool, aux drogues et in fine ce mode de vie dépend avant tout  du patient lui-même, ce qui a fait dire à Michel Foucault « l’homme n’est plus le terrain de la maladie, il en devient l’auteur [3]».

Environnementales, ce peut-être toutes les variétés de pollution,  pollution de l’air, du sol, de l’eau ainsi que la pollution lumineuse et la pollution sonore. Tout ce  qui perturbe les conditions d’existence.

Avec la transition épidémiologique, nous sommes passés du patient couché à l’hôpital de l’ère des maladies infectieuses, au patient debout dans son environnement à l’ère des maladies chroniques.

Revenons à la clinique. La clinique pour Foucault ce n’est pas seulement l’examen au lit du patient par le médecin c’est toute une configuration des soins qui se met en place à partir des concepts de la clinique. Or la clinique, comme organisation d’un système de soins, n’est pas capable d’offrir aux maladies chroniques une prise en charge satisfaisante. Pourquoi le mouvement hygiéniste du 19e siècle si dynamique ne s’est-il pas imposé comme alternative à la clinique ?

Parce que la technique a fait irruption et a connu au cours du 20e siècle un prodigieux développement : sur le plan pharmaceutique on assiste à la naissance de nombreuses familles de médicaments (antihypertenseurs, antidépresseurs, neuroleptiques, antidiabétiques). Sur le plan chirurgical, le développement fulgurant des techniques endoscopiques modifie radicalement le visage de la chirurgie. Sur le plan de l’imagerie, avec le scanner et l’IRM le corps humain est visualisé dans ses moindre détails. Ces technosciences se sont « branchées »  sur la clinique, médecine du corps. L’implantation des technosciences est d’autant plus solide qu’elle se réalise dans le prolongement de la configuration des soins mise en place par la clinique. C’est ainsi que les hôpitaux, la formation des médecins, l’organisation des pratiques médicales, etc., concourent dans notre système à privilégier la technique. 

La technique a désormais les pleins pouvoirs sur notre  système de santé. Elle a muselé tous les discours relevant de l’hygiénisme. Elle est en situation de monopole dans l’offre de soins.

Dans un prochain billet nous reviendrons plus dans les détails sur le problème posés par ces technosciences.

(1) Généalogie :  la généalogie telle qu’on l’entend en philosophie n’a rien à voir avec la généalogie du sens commun où il est question de retrouver ses ancêtres. Partons, pour définir le concept philosophique de généalogie, de ses effets. La généalogie crée de la contingence. Elle permet de dire par exemple et pour reprendre  le sujet de notre billet : «  il n’était pas si évident que les technosciences aient autant de pouvoir   et soit en situation de monopole quant à l’offre de soins» Et dans cet optique elle cherche à mettre en évidence la singularité d’un évènement.

[1]Foucault M. 2015. Naissance de la Clinique (9ème édition). Paris : Presses Universitaires de France, p.199.

[2] Fijalkow Y. 2000.  La notion d’insalubrité. Un processus de rationalisation 1850-1902. Revue d’Histoire du XIXe siècle 200(20-21) : 131-156.

[3] (A. Golse, « De la médecine de la maladie à la médecine de la santé », in Michel Foucault et la médecine, P. Artières et E. de Sylva (dir.) Paris, Éd. Kimé, 2001, p.289.

Laurent Vercoustre

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