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Le prix de la vie

Un virus venu de Chine, une épidémie qui se répand dans le monde entier à un vitesse fulgurante faisant des milliers de victimes…, vous pensez immédiatement au covid-19. Eh bien non c’est de la grippe de Hong Kong dont je veux parler ici. Pourquoi a-t-on si vite oublié cette première pandémie de l’ère contemporaine ? Elle a démarré à l’été 1968 et s’est prolongée jusqu’au printemps 1970. Elle a fait le tour de la planète en un an et demi, tuant au total un million de personnes dont 50.000 aux Etats-Unis et 31.000 en France. Elle était causée par le virus de la grippe A(H3N2) apparu en Chine centrale vers le mois de février 1968. L’épidémie est reconnue lorsqu’elle touche la colonie britannique de Hong-Kong à partir de la mi-juillet.

C’est la seconde vague, celle de l’hiver 1969 qui fut la plus meurtrière en France avec 20 000 décès au cours du seul mois de décembre. « Les gens arrivaient en brancard, dans un état catastrophique. Ils mouraient d’hémorragie pulmonaire, les lèvres cyanosées, tout gris. Il y a en avait de tous les âges, 20, 30, 40 ans et plus », se souvient l’infectiologue Pierre Dellamonica. Au plus fort de l’épidémie on entassait les morts « dans les arrières salles des hôpitaux et dans les morgues », rapporte Patrice Bourdelais, historien spécialiste des questions sanitaires. Aujourd’hui le covid-19 a éclipsé toutes les autres actualités. À l’époque de la grippe de Hong Kong, aucun gros titre dans les journaux, aucune mesure gouvernementale ni même d’alerte médicale. Au pic de l’épidémie en France, le 18 décembre, les journaux mentionnent une épidémie de grippe « stationnaire » (Le Figaro) ou qui « paraît régresser » (Le Monde). C’était le début du septennat de Pompidou, c’était l’époque des « Trente glorieuses » et cette année-là la France connaissait une croissance exceptionnelle.

Comment se fait-il que la pandémie de Covid19 qui a la même ampleur que celle de la grippe de Hong Kong ait connue un tout autre traitement ? Alors que la grippe de Hong Kong n’avait donné lieu à aucune mesure particulière de la part de l’État français, nos dirigeants politiques, confrontés au covid-19, ont décidé de nous plonger dans une récession comme jamais nous n’en avions connu depuis 1945. Des milliers de gens au chômage vont être indemnisés par l’Etat. Et partout dans le monde, sous différentes formes, le traitement de la crise sanitaire a pris le pas sur l’économie. Quelque chose de complètement inédit s’est produit dans le monde entier, quelque chose qui pour certains a le sens d’un seuil anthropologique. Les intellectuels n’ont pas manqué de pointer le phénomène.

Dans une interview le philosophe André Comte-Sponville dit son exaspération face aux mesures de confinement : « Ce qui m’inquiète, ce n’est pas ma santé, c’est le sort des jeunes. Sacrifier les jeunes à la santé des vieux, c’est une aberration (…). Ce sont nos enfants qui paieront la dette, pour une maladie dont il faut rappeler que l’âge moyen des décès qu’elle entraîne est de 81 ans. Traditionnellement, les parents se sacrifiaient pour leurs enfants. Nous sommes en train de faire l’inverse ! Moralement, je ne trouve pas ça satisfaisant ! »

Un autre philosophe, Marcel Gauchet considère que la crise du covid-19 constitue « un évènement sans précédent dans l’histoire. Nos pays ont été mis à l’arrêt pour traiter et sauver un nombre de personnes très limité à l’échelle de leur population globale. C’est exactement l’inversion de la logique qui a été celle de toutes les sociétés depuis toujours : l’acceptation du sacrifice du petit nombre pour le salut du plus grand nombre. Nous avons sacrifié le sort du plus grand nombre pour le salut du petit nombre. Un sacrifice relatif, bien sûr, puisqu’il est pacifique et principalement matériel, que seules des sociétés riches pouvaient se permettre. Il n’empêche que c’est un évènement extraordinaire, révolutionnaire même dont les conséquences intellectuelles et morales sont à venir. Nous ne savions pas que nous étions comme ça ! Nous croyions même le contraire ! »

Nous accordons de plus en plus de prix à la vie humaine. Si une vie avait valu quelque chose en 1914, on n’aurait pas sacrifié 1 millions 60 000 jeunes français dans des offensives stériles. Pendant la première guerre mondiale, on a vu des batailles faire 10 000 morts par jour. Aux yeux de cette époque une vie ne valait rien. La vie humaine ne commence à avoir un prix qu’après la seconde guerre mondiale. C’est à ce moment que se mettent en place les politiques de protection sociale. À suite de la seconde guerre mondiale et de l’élection triomphale des travaillistes anglais en 1945, il n’est pas un parti en Europe qui ne demande à l’État de garantir la santé de ses sujets. Depuis les années 60 et l’épisode de la grippe de Hong Kong, notre seuil de tolérance à la mort a encore diminué. Il faut rappeler les chiffres de mortalité routière de l’époque qui a atteint son pic en 1971 avec 18034 morts. En 2018, la mortalité n’est plus que de 3500.De 1985 à 2005, le nombre de tués sur la route a été divisé par plus de deux alors que la circulation routière augmentait de 80%. Nous n’acceptons plus la mort quel que soit sa cause. Et aujourd’hui jamais la vie humaine n’a eu autant de prix, pour la première fois dans l’histoire, on a préféré les EHPAD au CAC 40. Certains estiment le coût d’une vie sauvée par notre politique de santé déployée pour lutter contre la covid-19 entre 3 et 10 millions d’euros.

Peut-on voir comme Marcel Gauchet dans cette générosité sans limite de l’Etat une nouvelle forme d’humanisme ? J’ai une vision beaucoup moins idéaliste de la situation. Cette politique sanitaire qui sacrifie l’économie pour la santé est le fait des pays riches, Marcel Gauchet le dit lui-même. Nous vivons en réalité une époque peureuse. Notre population a vieilli. Son espérance de vie a considérablement augmenté, elle n’a jamais connu d’évènement dramatique. Notre seuil de peur est plus bas que celui des gens qui avaient vécu les guerres mondiales.

En réalité ce renchérissement du prix de la vie n’est pas un phénomène universel. Toutes les vies ne se valent pas sur cette terre. Les pays nantis sont restés indifférents aux victimes de la guerre en Syrie et aux milliers de migrants qui se sont noyés en Méditerranée. La faim dans le monde qui touche huit cent millions de personnes ne mobilise pas les pays riches autant que le covid-19. La réaction des pays riches à l’égard du Covid n’a rien d’une nouvelle forme d’humanisme, mais correspond plutôt à un repli sur soi déclenché par la peur. L’une des premières mesures prises par les pays occidentaux a été la fermeture des frontières alors même que l’OMS ne la préconisait pas.

 Ce virus nous fait peur parce que nous n’acceptons plus notre mort. Nous observons d’ailleurs dans nos sociétés une disparition de la mort et de ses représentations. Dans ses travaux sur la mort, le grand historien Philippe Ariès a démontré combien la mort est devenue pour nous interdite, scandaleuse même. Elle ne doit plus troubler le bonheur des vivants. Dans un monde ludique, plus de place pour le tragique. Comment interpréter le recours de plus en plus massif à l’incinération ? À travers l’incinération, c’est comme si la mort s’évaporait d’elle-même en dispersant ses cendres. 

Mais il y a plus, avec le covid-19 les pays occidentaux ont fait l’expérience d’une profonde humiliation. Nous étions inconsciemment convaincus que nos sociétés disposaient de toutes les armes pour combattre les épidémies. Nous étions émerveillés par les progrès de la science au point d’imaginer l’idée d’un homme augmenté, un transhumain, un transhumanisme plus résistant avec comme vocation finale, celle de devenir immortel. Autrement dit se développait le sentiment de puissance inégalée. Puis arrive un virus inconnu de l’autre bout de la terre dont l’évolution est imprévisible et sur lequel on ne sait pas grand-chose. Comme le dit très justement Jean-François Mattei : « De la toute-puissance, en quelques semaines, on est revenu au sentiment d’impuissance. »

Laurent Vercoustre

10 Commentaires

  1. La peur « pathologique » de la mort, comme celle qui a caractérisé l’épidémie du covid-19, me semble révéler une évolution des mentalités.
    « La nature a horreur du vide » et il n’y a plus les religions pour nous faire croire à une hypothétique post-vie.
    Pour ma part, je répondrai positivement à la première partie de la tirade d’Hamlet: » Mourir, dormir rien de plus? ».
    On voit mal en effet comment l’esprit pourrait continuer à fonctionner sans le cerveau.
    L’individu est devenu le moteur de nos sociétés modernes et on généralise les cas particuliers.
    Seule l’intelligence artificielle peut nous aider à trouver le bon équilibre entre l’individuel et le collectif.

  2. BRAVO
    enfin on aborde ce réel pb de la mort dans nos sociétés. Personne n’en veut et on pousse l’absurdité jusqu’à priver d’une mort digne nos ainés en poussant nos soi disant progres techniques pour maintenir parfois en survie des personnes qui ne souhaitent que rejoindre leurs proches là haut! Tout ça n’est qu’un égoisme collectif pour ne pas accompagner nos ainés et les laisser seuls en EHPAD au détriment de toute réflexion sur leurs souffrances physiques, morales et psychologiques !
    Merci monsieur de cette belle réflexion

    • Je ne suis pas d’accord avec l’interprétation que vous faites de l’incinération ! La mort ne disparaît pas avec l’incinération ! C’est à croire que vous ne l’avez jamais vécue…

  3. Enfin un texte brillant sur ce sujet. Et désolé, Bobinette, il n’est nullement question de laisser mourir les personnes âgées. Ce texte aborde le prix de la vie, quelque soit l’âge. Et nous devons nous interroger sur ce problème, ce qui est très lucidement et intelligemment fait dans le billet de Laurent Vercoustre.

    • @BULTE, en effet, M. Vercoustre pose vraisemblablement l’essentiel des paramètres du débat.
      Je n’ai ni vision globale, ni vision collective.
      Mon ambition était de suggérer un élément de réflexion supplémentaire, refusant simplement qu’on l’occulte, l’oublie sans autre forme de procès.
      Mon apport (éventuel) au débat, c’est le « petit bout de la lorgnette », celui de l’individu, en l’occurrence mon individu. Qui n’est pas seulement une unité d’une statistique etc. Le « point de vue » de celui dont la vie et la mort, tout comme les conditions de l’agonie ou l’accès effectif aux soins palliatifs (surcharge du système de soins), ont de l’importance, en tout cas pour son microcosme personnel ou familial.
      Je ne prends pas position dans les choix politiques, je n’ai pas compétence. Je m’en tiens à mon petit pré-carré.

      • Non, non, Bobinette, ne vous excusez pas d’émettre votre opinion qui est tout à fait légitime : il y a vous et il y a les autres qui peuvent avoir la même opinion que vous ou avec des nuances proches, et il y a ceux qui ne pensent pas comme vous … Il est bon que tout le monde puisse s’exprimer (mais … nous sommes des millions !). Et, au-dessus (euh … plutôt : auprès) de nous, il y a nos élus qui doivent décider après avoir entendu un maximum d’opinions … On doit les respecter dans la mesure où ils décident en faveur du plus grand nombre et s’il n’y a pas d’intérêts particuliers qui prévalent … Donc, merci, Bobinette, pour votre opinion (que, personnellement, j’admire quand vous dites que vous avez bien conscience de votre finitude et que vous ne voulez pas peser sur les dépenses publiques en acceptant de partir en douceur et en toute tranquillité après avoir au-revoir à vos proches …)

  4. Fille et petite fille d’orphelins de guerre, j’ai baigné dans ces réalités-là, celles de la valeur du sacrifice etc… Mais, au fond, je ne suis qu’un individu. Je vois les choses par le petit bout de la lorgnette. Je n’ai pas choisi de me faire élire pour gérer le bien public, je ne m’en sentais pas les capacités. Les grands débats théoriques (confiner, pas confiner, immunité collective etc etc) je n’y comprends goutte. Alors oui, c’est vrai, je n’ai aucune légitimité à réclamer une voix au chapitre. Mais, de mon petit bout de lorgnette, je me dis que laisser des gens, (même les vieux inutiles comme moi qui grèvent de toute façon le budget de la sécu et les caisses de retraite, argent dont on pourrait faire meilleur usage), crever d’étouffement parce qu’on n’aurait pas la possibilité de les prendre tous en charge, c’est aussi un déni de toute « civilisation », de toute humanité. Cela confirmerait que notre société n’a guère évolué, ni avancé vers un mieux, en compassion, en noblesse morale etc. Avec cette mentalité-là, c’est un monde dont je ne voudrais pas non plus pour mes petits-enfants. Que cherchez-vous ? à me donner mauvaise conscience de m’être confinée volontiers pour me protéger ? d’avoir souhaité vivre encore un peu ? de souhaiter que les jeunes portent un masque pour me protéger, moi ? Outre le fait que ce ne sont pas que les vieux qui en crèvent, car le virus est aussi un peu raciste et grossophobe, d’après ce que j’en ai lu. Mais bon, allez, en ce qui me concerne, ok, je signe et valide : si je suis contaminée, n’insistez pas trop sur les soins lourds, par compassion sédatez-moi un max, si ce n’est pas trop cher, et pour le reste, laissez faire les choses. Comme cela, je partirai la conscience tranquille, pas de charge trop lourde laissée à cause de moi à mes petits-enfants.

  5.  » Nous sommes en guerre  » nous a dit notre fils de deux médecins devenu président de la République quand est apparu le SRAS2.
    Et de désigner comme seul ennemi le coronavirus encore inédit chez l’homme. Vite, au plus vite, l’éradiquer ce tueur. Tout faire, absolument tout pour y parvenir. Fatale erreur de diagnostic que nous avons gobée sans protestation.
    – Des virus, tout comme des bactéries, peut-être même des prions, participent au fonctionnement physiologique de notre corps. Oui, certains que nous ne connaissons que mal sont nos alliés. Le couple homme-virus est une réalité.
    – Eradiquer veut dire : enlever la racine. Mission impossible.
    -La panzoonose du moment est loin d’être remarquablement tueuse, vous le soulignez avec justesse, mais la peur est à son paroxysme. La pusillanimité du langage médical d’antan serait un terme plus exact.
    -C’est elle qui est le moteur de tous les remèdes, dits barrières, utilisés par les gouvernements. Et l’effet iatrogène est sidérant.
    -C’est tout le monde d’avant qui s’écroule. Pour une simple raison : il n’était pas solide du tout pour qu’une pichenette d’un banal petit sac d’ARN sommeillant dans une chauve souris ou un pangolin le mette par terre.
    Je ne pense pas utile d’aller plus loin. Mais si on veut bien considérer ce langage purement systémique, il est devenu totalement suicidaire de vouloir reprendre sans discussion tout ce que nous étions arrivés à penser de la réalité. Il y a du travail pour tout le monde.
    François-Marie Michaut, Site Expression médicale

  6. N’oublions pas non plus la grippe asiatique de 1957. J’avais 11 ans et je l’ai eue avec une fatigue persistante pendant 3 mois. D’après ce que j’ai lu, cette grippe a fait près de 150000 morts en France, on n’en a pas fait toute une histoire. Mes parents et grands parents sortaient de la 2ème guerre mondiale et étaient confrontés à la crise politique française, ceci explique peut-être cela.

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