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Sécurité sociale et médecine libérale : histoire d’une relation tumultueuse

De crise en crise, ainsi va notre système de santé. Ces dernières semaines ce sont les généralistes qui sont montés au front. Ils n’en peuvent plus, assommés par des obligations administratives trop lourdes, leurs honoraires leur paraissent dérisoires. Il est vrai  qu’un rapport  de l’OCDE datant de 2020 montrait que les généralistes français ont des revenus moindres que leurs homologues en Autriche, Allemagne, Suisse et Royaume-Uni.[1]Nombreux sont ceux qui aujourd’hui, dans la bataille, s’affranchissant d’un accord avec la CNAM augmentent à 30 euros le tarif de leurs consultations.  Refaisons un peu l’histoire de cette relation tumultueuse.

L‘opposition du corps médical français à l’État une vieille histoire. C’est au début des années 1920, bien avant la naissance de la Sécurité sociale, que le conflit éclate. Le président du Conseil Alexandre Millerand a l’intention de créer des assurances sociales inspirées par celles mises en place par le chancelier Bismarck. C’est alors que le puissant syndicat des médecins de la Seine monte au créneau : «  La loi de l’assurance maladie aura pour effet de nous aliéner notre liberté. Notre carrière a joui d’une très belle et noble indépendance que les lois sociales tendent à détruire peu à peu.  » Quand la loi est malgré tout adoptée en avril 1928, le Dr Cibrié, leader des contestataires, lance un appel à la rébellion : « Il convient de mettre la loi pardessus bord. Il faut immédiatement entamer la lutte. » Les médecins firent reculer le gouvernement, une nouvelle loi fut votée sous le contrôle des syndicats de médecins.

Sous la menace d’une Assurance maladie inspirée par l’ Allemagne, les syndicats médicaux décident de prendre  les devants. C’est ainsi que le 30 novembre 1927 les syndicats réunis en congrès proclame la Charte de la médecine libérale. Celle-ci est composée de sept principes, parmi lesquels deux concernent les honoraires :  le droit à des honoraires pour tout malade soigné, le paiement direct par le patient des honoraires, le montant étant fixé par le médecin.

Que signifie l’adjectif libérale lorsqu’il qualifie ainsi cette médecine. Cabanis pendant la Révolution française en donne une première définition. Pour lui l’État est tenu de garantir les compétences des médecins par une formation exigeante et à laisser ensuite toute liberté aux médecins ainsi formés. Cabanis donne donc au mot libéral le sens de liberté voir de médecine privée.  Il a un tout autre sens lorsqu’il qualifie  une économie. Dans ce cas, libéral renvoie à des mécanismes concurrentiels. Pour l’économiste de santé Frédéric Bizard, «  Le libéralisme en matière de médecine suppose qu’il n’existe aucune action délibérée d’un des acteurs du système –État, corps médical, organismes d’assurance, assurés –  pour influencer le comportement de ses partenaires, en dehors des mécanismes de marché. » La médecine libérale telle qu’elle s’est affirmée dans sa Charte ne répond pas aux exigences de Frédéric Bizard. Ainsi par exemple, dans une économie libérale, le tarif d’une consultation ne peut être imposé par le vendeur, ici le médecin, mais par le marché. Cette Chartre exprime plutôt une forme de corporatisme qu’un libéralisme au sens économique du terme.

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, après l’élection triomphale des travaillistes anglais en 1944, il n’y a pas un parti politique en Europe qui ne pose le problème de la santé et qui ne demande à l’État de garantir et de financer le risque maladie. En France, le rapport de Pierre Laroque inspiré par le plan Beveridge anglais se concrétise le 4 octobre1945 par le texte fondateur de la Sécurité sociale.

Cette Sécurité sociale va avoir un statut singulier. Il n’est pas question de confier sa gestion à l’État, on craint d’en arriver à une administration énorme, à une bureaucratie pléthorique. On souhaite une institution vivante créatrice. Malheureusement après un moment de grâce, à la Libération, où elle a été confiée « aux intéressés eux-mêmes », c’est-à-dire aux partenaires sociaux, la Sécurité sociale sera l’objet d’une étatisation progressive. l’État n’a eu de cesse de revenir, dans une pure tradition jacobine sur cette concession à la société civile.

En 2004, l’importante réforme de la gouvernance octroie au directeur général l’autorité sur l’ensemble de notre système d’assurance maladie. C’est finalement un technocrate nommé par le gouvernement qui est investi des prérogatives de négociation avec les professions de santé et qui a entre ses mains la gestion des 470 milliards d’euros de prestations qui sont versées chaque année par la Sécurité sociale, soit plus que les 350 milliards d’euros du budget de l’État.

Qu’est devenue la médecine libérale depuis l’entre deux guerres et au milieu de ces réformes. L’état d’esprit n’a pas changé, la naissance de la Sécurité sociale en 1945, n’entamera en rien ses prérogatives. La Charte de la médecine libérale reste le texte sacré des médecins libéraux. Après avoir bataillé longtemps avec ceux-ci, Pierre Laroque met fin  à l’entente directe sur le montant des honoraires. Ces médecins à qui la Sécurité sociale venait de confisquer le paiement par entente directe, ignoraient que la même Sécurité sociale serait bientôt leur payeur, payeur qui pendant de longues années allait leur distribuer des revenus confortables.

Ils n’avaient pas plus conscience que la création de la Sécurité sociale allait jouer en faveur de l’autonomie de la médecine libérale. La Sécurité sociale est une sorte de tiers état qui s’interpose entre l’État lui-même et le corps médical. Ainsi la médecine libérale n’est plus sous le contrôle direct de l’État. Il faut dire que le principe d’autonomie–autonomie qui est en quelque sorte le dénominateur commun des sept principes énoncés dans la Charte est pour celle-ci la valeur suprême. Vous ne trouverez pas un seul texte, j’entends un texte un peu solennel, émanant des médecins libéraux qui ne revendique leur autonomie.  Il faut savoir par ailleurs que les médecins libéraux ont réussi le tour de force d’inscrire dans le code de la santé les principes mêmes de la médecine libérale, voici ce que dit l’article L. 1622 du code de la Sécurité sociale : « Dans l’intérêt des assurés sociaux et de la santé publique, le respect de la liberté d’exercice et de l’indépendance professionnelle et morale des médecins est assuré conformément aux principes déontologiques fondamentaux que sont le libre choix du médecin par le malade, la liberté de prescription du médecin, le secret professionnel, le paiement direct des honoraires par le malade » Cette médecine libérale a le mérite d’avoir permis une médecine souple, réactive, inventive. Dans les années 2000 l’OMS ne considérait-elle pas notre médecine comme la meilleure du monde ?

Par ailleurs le débat actuel sur le montant de la consultation  en dissimule sans doute un autre. Celui sur les modalités rémunération. Dans le paysage épidémiologique actuel, les maladies chroniques occupent une large place. Elles mobilisent le médecin généraliste sur le long terme, et exige de lui des échanges réguliers pouvant prendre différentes formes, appel téléphoniques, échanges épistolaires, téléconsultations. Le paiement à la consultation n’est plus adapté à cette médecine comme il l’était quand le médecin était sollicité par un épisode pathologique. Et c’est  bien une option de rémunération innovante qui sera proposée à la prochaine convention par Thomas Fatôme.[2]Elle prendra la forme d’une capitation. Les généralistes pourraient ainsi percevoir un forfait médecin traitant « intégral » qui se substituerait à la totalité de leur rémunération.  « Pour l’Assurance-maladie, cette proposition de capitation fait partie du paquet d’ensemble, a affirmé Thomas Fatôme. Il n’y aura pas de signature de convention sans celle-ci. » 

D’un côté une médecine libérale viscéralement attachée à son indépendance et à sa liberté, de l’autre une institution, l’Assurance maladie qui doit maitriser des coûts de santé, mettant en jeu des sommes colossales,  et a pour objectif la protection sociale  et pour exigence la solidarité nationale. Il est difficile d’envisager que ces deux parties entretiennent une entente cordiale. Mais on peut se demander si au fond  cette opposition ne génère pas une dialectique féconde chaque parti corrigeant les excès de l’autre.


 

[1] La difficile comparaison européenne de la rémunération des médecins libéraux. Par Minh Dréan et Eve Chancel, le Figaro 03/02/2021 à 14h30

[2] Christophe Gattso, la Cnam innove pour convaincre les médecins libéraux. Le Quotidien du Médecin, 23/03/2024.

Laurent Vercoustre

8 Commentaires

  1. Très court, très simple, magnifique synthèse. Tout médecin sortant de la faculté devrait savoir tout cela. Ce n’est pas bien long. Il y aurait quelques compléments à ajouter à propos des opportunités que les médecins ont laissé passer du temps où la profession était totalement manoeuvrante.

  2. La stigmatisation de la médecine libérale et notamment son corporatisme par un médecin du service public ne me paraît pas totalement pertinente. La méconnaissance réciproque des deux types d’exercice de la médecine n’est pas près de s’amender avec ce type d’aticle, d’autant que nos gouvernants entretiennent et favorisent l’affrontement de nos deux modes d’exercice afin d’annuler nos éventuelles revendications respectives ou communes.
    Je regrette le temps partiel que j’ai connu à l’hôpital du Havre, tant en médecine qu’en chirurgie, où les praticiens exerçaient le matin dans leur service et l’après-midi dans leur cabinet privé ; eux seuls pouvaient appréhender les avantages et les inconvénients des deux types de médecine ; dans l’un ils appréciaient la collaboration avec les internes, les externes, leur enseignant la pratique de leur spécialité, dans l’autre ils retrouvaient une relation plus directe et personnelle avec leurs patients, ceci s’accompagnant d’une prise en compte des charges telles la rémunération directe des salariés, de l’inquiétude induite par une absence de reprise de la patientèle et le licenciement de leur personnel, et enfin de la responsabilité directe en cas de poursuite judiciaire dans l’hypothèse d’un mécontentement ou d’une erreur médicale (dans le public, l’administration est la première mise en cause, faisant bouclier entre le patient et le médecin incriminé).
    Il faut donc une certaine dose de « folie » ou d’inconscience pour les jeunes médecins s’installant dans le privé ; c’est pour cette raison qu’aucun dermatologue havrais n’a vu sa patientèle reprise, les jeunes dermatologues s’installant principalement à l’hôpital.
    Je suis moi aussi un médecin retraité, mais du secteur libéral, et suis à la fois soulagé de mes responsabilités doubles, de médecin spécialiste et de « patron » d’une micro entreprise mais malheureux de voir sinon la détérioration de notre système de Santé, entretenu par un État incapable de prendre les bonnes décisions, mais surtout le manque d’épanouissement des jeunes générations de consœurs et de confrères.
    Je sais que ces dires vont certainement irriter nombre de mes conférés, mais je suis près à en débattre du fond de ma retraite !
    Confraternellement vôtre

  3. Il persistera toujours une profonde méconnaissance réciproque entre les deux types d’exercice de la médecine, l’un libéral ou « privé » et l’autre fonctionnarisé ou « public ». Les deux ont leurs avantages et leurs défauts mais l’alourdissement des contraintes administratives va faire finalement peser la balance en faveur de l’exercice public et plus aucun médecin n’aura le courage voire la « folie » de s’installer dans le privé ; pour preuve aucun des dermatologues havrais n’a vu sa patientèle reprise, tous les jeunes dermatologues s’étant installés à l’hôpital : Pas d’investissement initial, pas de soucis de régler les salaires des collaborateurs en fin de mois, pas l’inquiétude de licencier le personnel en cas de non reprise du cabinet, et in-fine aucun stress d’être en première ligne en cas de poursuite judiciaire pour tout problème, notamment en responsabilité professionnelle (dans le public, c’est l’administration qui est mise en cause en première intention).
    Je regrette le « temps partiel » (que j’ai connu) où les praticiens exerçaient le matin dans leur service hospitalier et l’après-midi dans leur cabinet ; eux seuls pouvaient appréhender les deux types d’exercice. A l’heure actuelle une muraille s’est érigée entre le privé et le public, certainement favorisée et entretenue par nos gouvernants, pour mieux nous opposer et alors annuler nos revendications respectives. Par ailleurs la stigmatisation de la médecine libérale & notamment la notion de « corporatisme » par un médecin du secteur public ne me paraît pas être la plus pertinente.
    Je suis un médecin libéral retraité malheureux de voir la détérioration de notre système de Santé, tant local que national, engendrée par un État incapable de prendre les bonnes décisions et par un Ordre non visionnaire.
    Je sais par avance que nombreux seront mes confrères attristés par mes dires, mais je suis près à en debattre.

  4. Encore une vision éclairée et éclairante sur la médecine. Bravo Laurent !!!!

  5. Résumé : quel que soit l’historique les structures étatiques, telles que la SS, ne supportent pas les libéraux, c’est à dire des gens qui prennent des risques et qui décident tous seuls ce qu’ils doivent faire. Horreur, rendez vous compte! Tout à fait le contraire de la plupart de ces fonctionnaires qui voient leur salaire tomber avec une régularité d’horloge et qui ne risquent pas de se retrouver à la rue. Grâce, justement à ces professions là, entre autres. L’État ne supporte pas davantage les avocats, les Notaires, les artisans, les petites entreprises etc…Il suffit de voir le nombre de boulangers qui mettent la clé sous la porte en ce moment (prix de l’électricité). Avec la SS rien de plus facile pour tuer les médecins libéraux (capitation, tiers payant etc…). Pour les autres professions ce sera un peu plus long, mais c’est en route. Il est donc inutile de discuter avec quelqu’un qui dit clairement, depuis 40 ans, qu’il veut vous tuer. Il faut tourner les talons et s’en aller.

    • Les médecins libéraux ne vivent pas nécessairement une épopée libérale avec prise de risques.J’ai bien précisé en citant Frédéric Bizard que le libéralisme de la médecine libérale n´avait rien à voir avec le libéralisme entendu comme qualifiant l’économie.Les libertés ou les acquis de la médecine libérale ont été décrétés avec la Charte de la médecine libérale et non acquis au travers d’un jeu concurrentiel.Ils relèvent par conséquent d’un corporatiste et non du libéralisme Il faut éviter les clichés éculés opposant fonctionnaires ronronnants contre médecins hyperdynamiques.

      • Je suis totalement d’accord avec toi Laurent (d’ailleurs l’idée mainte fois lue selon laquelle l’Etat veut notre disparition depuis des décennies relève de la paranoïa surtout à l’heure où il va revoir le statut des fonctionnaires). Ce débat que tu ouvres (de nouveau) est ancien . Je me souviens de la « provocation » de Guy Caro en 1969 dans « La médecine en question »(Maspéro 1969) qui démontrait que la médecine libérale n’existait plus…..Intéressant de le (re)lire.

      • Pas tout à fait d’accord. Il y a bien une prise de risque en médecine libérale alors qu’un médecin salarié, dans un hôpital, y est beaucoup moins exposé. En cas de problème c’est l’hôpital qui sera condamné la plupart du temps, sauf faute détachable du service. J’ai vu tout cela de près après avoir pratiqué les deux formes d’exercice. L’économie n’a rien à faire ici, c’est exact. D’autre part, ne me faites pas dire ce que je ne dis pas : il ne me vient pas à l’idée de comparer des fonctionnaires qui ronronnent, et j’en connais dans certaines administrations, avec des aides soignants ou infirmières, fonctionnaires, qui se tuent presque au travail dans l’hôpital public, et j’en connais un bon paquet. Quant aux libéraux « hyperdynamiques », je n’ai pas dit cela non plus. Pour l’heure ils essayent de survivre sous le poids de l’administration. Et en continuant de prendre risques et responsabilités. Sans filet.

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