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La controverse du cholestérol : approche épistémologique

De toutes les controverses qui ont affecté le monde médical, celle du cholestérol est sans doute la plus intrigante . À la proposition suivante «  le cholestérol est le principal agent des maladies cardiovasculaires : « oui » acquiescent une grande majorité de cardiologues  et de médecins généralistes et dans leur sillage une large part de l’ opinion publique. « Non » rétorquent  un certain nombre de médecins, nombre d’un autre ordre, c’est-à-dire infiniment moins important. Notons que cette controverse est soutenue d’un côté comme de l’autre par des médecins de même niveau universitaire.

Cette controverse a, il me semble, une quadruple spécificité.

— La première, nous venons de la décrire,  c’est l’écrasante majorité des partisans de la culpabilité du cholestérol.

—  La seconde tient au fait  de  son caractère strictement binaire : aucune nuance ne vient moduler la conviction de l’une et de l’autre partie.

— Troisième spécificité et non la moindre, elle concerne la première cause de mortalité dans le monde. La principale cause de mortalité mondiale est en effet la cardiopathie ischémique, responsable de 13 % du total des décès. Depuis 2000, cette maladie a enregistré la plus forte augmentation du nombre de décès, avec une augmentation de 2,7 millions pour atteindre 9,1 millions en 2021.

—Enfin quatrième spécifié, tout aussi importante que la précédente, la réponse à cette controverse est « délivrable » au présent, maintenant, à partir de la masse  des travaux accumulée à son sujet.

L’intention de ce billet n’est pas de répondre à partir de ces travaux, de ces études à la question du rôle du cholestérol dans les maladies cardiovasculaires. Elle n’est pas dans l’ordre du scientifique. Elle contribue néanmoins à la vérité. Notre analyse demeurera dans l’ordre de l’épistémologie. L’épistémologie c’est le nom qu’on prête à la philosophie quand elle prend pour réflexion le domaine des sciences. Au milieu du 20 e siècle, quatre philosophe français, Cavaillès, Bachelard, Koyré, Canguilhem  ont donné un élan nouveau à l’épistémologie.  Ils ont montré que ce sont en premier lieu des conditions historiques particulières qui rendent possibles les découvertes scientifiques.  L’épistémologie rend visible le primat de l’histoire sur la pensée. Nos philosophes ont instauré une histoire critique des sciences qui n’est pas autre chose qu’une histoire de la rationalité. Nous chercherons à montrer dans quel contexte historique le cholestérol a été promu comme principale cause des maladies cardio-vasculaires.

Au lendemain de la Seconde guerre mondiale les États-Unis avaient été le théâtre d’une épidémie [1]d’infarctus. On a cherché le responsable.Il y avait deux suspects : les sucres et les graisses. Les graisses ont été retenues.  Pourquoi a-t-on préféré les graisses ? Sans doute à cause des lobbies de l’industrie du sucre qui ont fait pression sur les autorités sanitaires pour dissimuler des études qui pourtant désignaient les sucres comme coupables.

Comme aux début de toute recherche, un  argument simpliste a joué en faveur du cholestérol. Cet argument c’est le « principe d’incorporation ». Ce principe dit que  nous sommes constitués de ce que nous mangeons. Et puisque ce sont effectivement des graisses qui viennent  constituer notre « bedaine » il suffirait donc de les supprimer de nos assiettes pour retrouver un abdomen normal et éviter ainsi de boucher nos artères. Argument du sens commun qui cherche à comprendre à partir de quelques images simples et d’intuitions naïves. Ces images ou ces raisonnements simplistes constitue l’expérience première. Dans l’expérience première, il y a un divorce entre le fait perçu et l’objet scientifique. L’image finit par dispenser d’explication supplémentaire sur un phénomène.  Les connaissances premières se révèlent toujours, après coup, des erreurs premières.  Le processus scientifique est un processus de « rectification indéfinie » nous dit Bachelard.

La connaissance scientifique peut aussi être parasitée par des idées qui sont fabriquées dans les profondeur de notre inconscient. La libération du savoir nécessite une véritable psychanalyse. Les graisses sont symboliques de bonne chair et d’opulence, ce qui cause une sorte de culpabilité inconsciente. Ainsi l’infarctus c’est la punition pour une nourriture trop riche !

Revenons à  l’histoire du cholestérol. On commence à parler du cholestérol dans les années 50-60. L’Américain Ancel Keys développe « l’hypothèse lipidique » a partir de sa courbe des 7 pays qui montre une corrélation linéaire entre le taux de cholestérol des populations et les accidents cardiovasculaires En réalité cette étude est une supercherie Ancel Keys ayant supprimé les pays qui ne s’inscrivaient pas dans cette courbe  (France, Finlande).

Ce qui nous intéresse c’est plutôt la physiopathologie que propose Ancel Kyes. Pour celui-ci, il existe un principe de causalité unique pour rendre compte des maladies cardiovasculaires, le cholestérol, molécule constituante de notre organisme. Ce principe explicatif s’inscrit dans  les modes de pensée de la clinique. La clinique c’est une certaine configuration de la médecine tant dans ses modes de pensée que dans l’organisation des soins. [2]La clinique a pour objet explicite le corps du malade comme nous l’avons vu dans mes précédents billets.

Le formidable développement des technosciences tant chirurgicales que pharmaceutiques va se « brancher » sur les concepts de la clinique. Aujourd’hui toute notre attention, tous nos efforts, continuent à se focaliser  sur le corps. Nous diminuons le taux de cholestérol avec des statines. De même avec les antihypertenseurs, avec les antidiabétiques, nous effectuons des réglages de la tension, de la glycémie. Avec la chirurgie baryatrique, nous formatons en l’amputant, l’estomac des obèses pour répondre à une offre alimentaire surabondante. J’entends parler de patients, des femmes le plus souvent, qui se font grossir afin d’atteindre le niveau d’IMC (indice de masse corporelle) de 40 kg/m2 qui leur donnera le ticket pour l’opération. C’est ici que le principe d’une intervention sur le corps confine à l’absurde.

Cet assaut de techniques ne représente pas la meilleure réponse au statut épidémiologique actuel dominé par les maladies chroniques qui sont essentiellement comportementales et environnementales. À cette médecine du corps, on peut opposer une médecine du milieu de vie, des conditions d’existence.

On se trouve donc aujourd’hui devant un face à face :

– entre d’une part une  proposition de soins qui, dans l’esprit de la clinique, consiste en  une intervention sur le corps des patients. C’est le cholestérol qui va jouer ce rôle  dans le cadre des maladies cardio-vasculaires.

– D’autre part des maladies chroniques dont la prise en charge repose essentiellement sur des modifications comportementales.

La clinique, comme rationalité médicale ordonnée autour du corps du malade, et comme organisation d’un système de soins qui en dérive, n’est pas capable d’offrir aux maladies chroniques une prise en charge satisfaisante. Nous nous trouvons à nouveau confrontés à une transition épidémiologique. Cette transition mérite une approche épistémologique.

 Le Tableau 1 montre les points de divergence entre la clinique et un nouvel ordre médical en gestation.

Tableau 1

  Ordre
de la clinique
Nouvel ordre médical
Statut
épidémiologique
Dominé par
les maladies
infectieuses
Dominé par les maladies
chroniques
Objet privilégié
du soin
Le corps du
malade
Les conditions d’existence Le milieu de vie
Structures
au centre
du système
Les espaces
médicaux
(hôpital,
cliniques)
Le patient
dans son environnement /Le réseau de soins
Relation médecin-malade (Rapport de pouvoir) Patient
soumis,
Patient objet
médical /
médecin tout puissant  
Patient artisan de sa santé
patient sujet /
Médecin conseil, guide 
Principes
dominants
de traitement
Techno
sciences :
médicament/
chirurgie
Pratiques de vie
et pratiques de soi :
alimentation,
activité physique, gestion du stress
Relation ciblée sur Épisode
pathologique
Cycle de vie

Arrêtons-nous à la quatrième ligne du Tableau 1 relative à la relation médecin-patient.

Dans le cadre de la clinique la relation entre patient et médecin est une relation de pouvoir. Cette relation a pris le nom de colloque singulier dont on dit qu’il est la rencontre d’une confiance et d’une conscience. On a sacralisé la relation patient médecin, on en a fait une image pieuse dans laquelle on ne nous dit pas sur quoi est gagé la confiance du patient. Il s’agit d’une confiance donnée a priori. Michel Foucault avait montré l’appropriation de certaines valeurs de la pastorale chrétienne par la médecine : « la médecine grande héritière de la pastorale chrétienne. » Le colloque singulier dérive de la relation entre le prêtre et le pénitent, ou la confession. Il en garde la même structure, celle d’un face à face, où l’un doit dire à l’autre les vérités les plus intimes sur lui-même. Ce qu’il devait dire autrefois était le prix de son salut, ce qu’il doit dire aujourd’hui est celui de sa santé.

Il ne faut pas s’y tromper, c’est parce que la théorie du cholestérol fait du médecin le maître du jeu qu’elle trouve chez lui une approbation inconditionnelle. C’est le médecin qui surveille les taux, c’est le médecin qui ajuste ces taux. Il est le maître du traitement, bien plus il est aussi le maître de la norme.

Dans cette optique la médecine a bien fait de choisir le cholestérol plutôt que les sucres. Le cholestérol peut varier entre des limites très larges sans qu’aucun symptôme clinique ne se manifeste. La normalité de la glycémie se distribue dans un espace beaucoup plus resserré. En dessous du seuil c’est l’hypoglycémie au-dessus c’est le diabète. Le choix du cholestérol a permis au médecin de faire varier la norme, en l’abaissant chaque fois qu’il avait à disposition un médicament hypocholestérolémiant plus puissant. 

Mais là n’est pas sans doute le fond du fond du problème. J’ai dès la première phrase de ce billet qualifié d’intrigante cette controverse. On ne peut que s’étonner de sa pérennité alors  que si on y regarde bien l’ « affaire » est réglée et ce depuis déjà un certain temps. Le volume des études qui permettent aujourd’hui d’innocenter le cholestérol est considérable. Actuellement il existe par exemple des études réalisées sur effectifs très nombreux qui montrent que la longévité en bonne santé est optimum chez des populations présentant un LDL cholestérol élevé []. On pourrait se contenter de ces études pour balayer d’un revers de main la théorie du cholestérol.

C’est chez le patient lui-même que réside tout le problème. Il faut que le patient accomplisse une révolution pour qu’il se reconnaisse comme responsable ou artisan de sa santé. La théorie du cholestérol perdurera tant que le patient ne sera pas sorti de « son état de minorité ». La formule « état de minorité » nous est donné par le philosophe Emmanuel Kant dans un texte célèbre qui s’appelle l’Aufklärung ou plutôt, Was ist aufklärung , en français ça veut dire : Qu’est-ce que les Lumières. Les Lumières, dont il est question ici, ce sont les Lumières du siècle des Lumières, c’est-à-dire du 18e siècle.  L’Aufklärung, c’est la sortie de l’homme hors de l’état de minorité dont il est lui-même responsable. L’état de minorité est l’incapacité de se servir de son entendement sans la conduite d’un autre. 

Et plus loin on trouve cette phrase également très connue : « Il est si aisé d’être mineur ! Avec un livre qui tient lieu d’entendement, un directeur de conscience qui me tient lieu de conscience, un médecin qui juge pour moi de mon régime, je n’ai vraiment pas besoin de me donner moi-même de la peine. »Alors naturellement c’est la dernière proposition de cette phrase qui m’intéresse ici : « Il est aisé d’être mineur avec un médecin qui juge pour moi de mon régime » Eh bien c’est cette attitude de passivité qu’on rencontre aujourd’hui le plus fréquemment. Le patient préfère prendre des statines, faire des prises de sang pour surveiller son cholestérol plutôt que d’arrêter de fumer et de veiller à son alimentation. L’offre technique surabondante lui fait oublier que sa santé repose avant tout sur des percepts d’une simplicité biblique. S’abstenir de fumer et de boire de l’alcool en excès, veiller à consommer une nourriture saine inspirée du régime méditerranéen, avoir une activité physique régulière, se soustraire de toutes les circonstances à risque de pollution.

Pourquoi est-ce si difficile pour un sujet occidental de sortir de son état de minorité ? Pour le comprendre, il faut aller plus loin et même beaucoup plus loin dans l’analyse . Ce sont les représentations de la santé, Foucault dirait les problèmatisations de la santé qui sont apparues tout au long du XXe qui ont en quelques sortes dépossédé le sujet occidental de la responsabilité de sa santé. Qu’entendons-nous  par représentation ? C’est une façon dont la santé se présente à nous. On peut en repérer quatre principales : la santé comme droit, la santé comme norme, la santé comme idéale, enfin la santé comme bien économique.

Le concept de santé comme droit place le sujet sous la dépendance de l’État. Car cette santé comme droit signifie qu’elle doit être réclamée à l’État.

 La santé comme norme. La norme est par essence extérieure au sujet, elle est au service du pouvoir.

La santé comme idéale.  L’idéale est une valeur vers laquelle il veut tendre, et qu’il n’a pas intériorisé.

Enfin la santé comme bien économique fait de la santé un bien qu’on peut acheter.

Ces quatre représentations ont mis le sujet occidental dans une extériorité complète  à l’égard de sa santé, elles l’ont dépossédé de l’idée que sa santé dépend avant tout de lui-même. C’est tout ce contexte qui fait que la théorie du cholestérol aussi invraisemblable aussi absurde soit-elle conserve une crédibilité. On peut opposer ce rapport à la santé  à celui de l’Antiquité jusqu’à la fin du XIXe siècle qui privilégiait le soucis de soi et mettait l’accent sur la diététique. [4]

La solution de la controverse du cholestérol est à portée de main, c’est pourquoi je sollicite Monsieur le Ministre de la santé pour constituer une commission scientifique indépendante qui officialisera le constat qu’elle aura fait après une analyse complète de la littérature. Compte tenus des millions de personnes humaines concernées par cette controverse, rester dans un statut quo représente sans doute le plus grave manquement à l’éthique de toute l’histoire de la médecine, sa honte absolue.

Bibliographie

[1] Le mot épidémie peut être utilisé sans qu’il s’agisse d’une maladie infectieuse lorsqu’une maladie, un comportement lié à la santé ou un autre événement lié à la santé se propage de manière inattendue ou rapide dans une zone géographique ou une population donnée.

[2] toutes ces idées ont été amplement développées dans mes deux précédents billets

[3] Murata, S., Ebeling, M., Meyer, AC et al. Profils de biomarqueurs sanguins et longévité exceptionnelle : comparaison des centenaires et des non-centenaires lors d’un suivi de 35 ans de la cohorte suédoise AMORIS. GeroScience 46 , 1693–1702 (2024). https://doi.org/10.1007/s11357-023-00936-w

Cardiovascular medicine Research. Lack of an association or an inverse association between low-density-lipoprotein cholesterol and mortality in the elderly: a systematic review .Uffe Ravnskov1, David M Diamond, Aseem Malhotra, Luca Mascitelli, Ralf Sundberg.

Correspondence to Dr Uffe Ravnskov; ravnskov@tele2.se

Il s’agit en fait d’une revue systématique de la littérature, menée par une équipe internationale, portant sur l’association entre le taux de cholestérol LDL et le taux de mortalité chez les personnes âgées plus de 60 ans. Les chercheurs ont ainsi sélectionné 30 études sur le sujet, portant au total sur 68.094 participants et dont 28 évaluaient le lien avec le risque de décès. Il se trouve que sur ces 30 études :

· 12 n’identifient aucun lien entre taux de LDL élevé et risque de décès,

· En revanche, 16 cohortes (représentant 92% du total des participants) constatent que des niveaux inférieurs de LDL sont liés à un risque accru de décès, soit le contraire de ce qui est aujourd’hui entendu.

· Sur 9 études qui portaient précisément sur le lien entre LDL et mortalité cardiovasculaire, 7 n’identifient aucun lien et 2 plaident pour le lien opposé.

[4] Laurent Vercoustre : Problématisations de la santé, quelle analyse foucaldienne aujourd’hui ? PSN 2022/2 Volume 20 91 à 106


Laurent Vercoustre

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