Dans mon précédent billet j’ai décrit un certain nombre de phénomènes
— l’apparition d’une médecine scientifique à la fin du XVIIIe siècle : la clinique que j’ai qualifiée médecine du corps parce qu’elle fonde sa rationalité sur le recueil des signes prélevés sur le corps du malade.
— Un mouvement hygiéniste ou une médecine des choses apparue de façon contemporaine à la clinique et témoignant d’une remarquable vitalité.
-— La transition épidémiologique qui bouleverse le paysage épidémiologique et met au premier plan les maladies chroniques.
-— enfin l’apparition et le développement des technosciences tout au long du XXe siècle qui s’est accompagné d’un déclin de l’hygiénisme. C’est au philosophe belge Gilbert Hottois qu’on attribue l’invention du néologisme technoscience en 1977. L’intention était de montrer que le caractère intriqué des sciences et des techniques rendait de plus en plus difficile le contrôle de leur développement.
Revenons maintenant à ce concept de généalogie qui n’est pas, je le reconnais, facile à comprendre. La généalogie consiste à faire une enquête historique et à restituer les évènements de cette enquête dans leur singularité : voilà la généalogie définie en une phrase qu’on trouve un peu partout. Au fond la généalogie en philosophie, la généalogie telle que l’entend Michel Foucault a un sens rigoureusement inverse de celui qu’il a dans son utilisation habituelle. Dans le langage courant, la généalogie c’est l’étude des liens de parenté entre des personnes d’une même famille. En philosophie c’est tout l’inverse, on cherche à montrer d’un évènement eh bien pour le dire en langage courant « qu’il est arrivé comme ça. ». Qu’il s’est produit sans intentionnalité, sans qu’il s’inscrive dans une chaine de causalité. Il est là par hasard et il aurait bien pu ne pas se manifester. C’est ainsi qu’on peut concevoir la clinique comme un évènement singulier qui aurait pu ne jamais exister. Cette contingence Foucault l’exprime à sa manière : « il n’était pas si évident que cela que la médecine rencontre le corps du malade. » Cette contingence va ouvrir un espace pour la critique. Si cette clinique ne s’était pas imposée et n’avait pas focalisé toute son attention sur le corps du malade, nous aurions pu mettre en place une toute autre médecine, une médecine du milieu de vie, une médecine conforme aux attentes des maladies chroniques.
Maintenant il faut bien comprendre qu’il n’est pas question pour moi de disqualifier la technique, de jouer une médecine contre une autre, nul ne peut nier les prodiges de la technique. Rappelons la pensée de Heidegger, qui est le grand philosophe de la technique : « la technique, c’est l’humain, à la fois dans ses opérations et dans ses finalités, pour le meilleur et pour le pire. » Il est question pour nous de priver la technique de son pouvoir. C’est là que la généalogie joue son rôle « C’est bien contre les effets de pouvoir propre à un discours scientifique que la généalogie doit mener le combat. [1]»
Aujourd’hui toute notre attention, tous nos efforts, restent focalisés sur le corps, objet de nos techniques. Ainsi avec les antihypertenseurs, avec les antidiabétiques, avec les médicaments contre le cholestérol, nous effectuons des réglages à l’intérieur du corps, réglages de la tension, de la glycémie, du cholestérol. La technique s’accapare ainsi des pathologies qui relèvent bien plus d’un mode de vie, d’une diététique, de la pratique d’une activité physique. Un exemple emblématique de l’imposture de la technique nous est donné par la chirurgie bariatrique ou chirurgie de l’obésité. En effet, cette chirurgie s’est imposée comme un traitement légitime de l’obésité morbide, véritable épidémie qui frappe tous les pays occidentaux ; or, quelle que soit la technique utilisée, anneau gastrique, bypass ou sleeve, le principe est de réduire ou d’amputer l’estomac… C’est une réponse bien cruelle et déloyale que propose notre société aux individus qu’elle a exposés à une alimentation surabondante et déséquilibrée.
Ce que nous venons de dénoncer c’est l’abus de l’utilisation de la technique par le pouvoir médical. Mais il faut bien reconnaitre que la technique a par elle-même, sui generis, un pouvoir d’extension illimitée, en voici les raisons:
— chaque technique a tendance à élargir son champ d’application, d’où des abus majeurs. Par exemple depuis des décennies, le grand scandale de la gynécologie reste l’hystérectomie (ablation de l’utérus) abusive.
— La technique pathologise le normal et ouvre la porte à d’autres techniques. Par exemple, l’échographie gynécologique conduit à des interventions abusives. Combien de kystes ovariens ont été traités médicalement ou chirurgicalement, alors qu’ils n’avaient aucune signification pathologique.La technique s’auto-reconduit. J’entends par là qu’elle a une propension à multiplier les contrôles. Je prends un exemple de ma spécialité. L’échographie du second trimestre de la grossesse a pour objectif de rechercher les malformations du fœtus. Ainsi lorsque le fœtus tourne le dos à l’échographiste son visage ne peut être analysé. Dans cette situation la patiente est systématiquement reconvoquée pour une nouvelle échographie. La fréquence des anomalies de la face étant de 1/1000, cela signifie que 1000 échographies supplémentaires seront nécessaires pour dépister une seule malformation de la face qui n’a pas pu être détectée à l’occasion de la première échographie.
— La technique s’auto-finalise. Et ceci pour deux raisons. La première est d’ordre économique. La technique n’obéit pas à une rationalité strictement médicale ou scientifique mais à des impératifs économiques. Un appareil d’échographie vaut entre 50 000 et 150 000 € : il faut bien amortir et rentabiliser ces appareils d’où l’incitation permanente à la multiplication des actes. La seconde raison est d’ordre humain : la technique est entre les mains de médecins techniciens, or ceux-ci sont valorisés par l’habilité et la compétence qu’ils démontrent à travers ces techniques. Ce n’est plus la rentabilité qui les motive, mais le besoin d’exprimer leur savoir-faire.
Nous laisserons le dernier mot à Foucault qui devant ces excès appelle à l’insurrection: « Il s’agit de l’insurrection non pas […] contre les concepts d’une science mais de l’insurrection contre les effets de pouvoir centralisateur qui sont liés au fonctionnement d’un discours scientifique organisé à l’intérieur d’une société comme la nôtre ». [2].
1. Foucault M. 2001. Cours du 7 janvier, Dits et Écrits. Paris :Gallimard
2. idem