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Pour réconcilier administratifs et médecins !

Je lis dans la newsletter du QDM du 24 février un article intitulé : « Je soigne des malades, pas des chiffres ». L’article relate un échange de courriers acerbes entre un médecin de l’AP-HP, excédé de recevoir des documents de suivi des indicateurs d’activité et de dépenses et de recettes, et sa directrice.

Vieux conflit entre l’administration et les médecins, presque aussi vieux que note médecine. Pour l’exprimer les mots ne manquent pas. Du côté des médecins : « non à une médecine comptable, non à la marchandisation de la santé ». Du côté des administratifs : « La santé n’a pas de prix, mais elle a un coût. »  Vision sacerdotale de leur profession du côté des médecins, pragmatique et économique du côté des administratifs. Alors comment les réconcilier ?

Je l’ai dit souvent, la médecine, qu’on le veuille ou non, est entrée dans l’ordre de l’économie. D’abord parce qu’elle met en jeu des marchés (matériel médical, industrie pharmaceutique), mais surtout parce qu’elle n’est plus normée. Je veux dire par là qu’il n’est plus possible de définir un seuil des besoins en santé. La santé est l’objet d’une demande infinie et on ne peut plus concevoir une limite à partir de laquelle les besoins en santé seraient satisfaits. Pour cette raison la santé ne peut se réfléchir que dans le cadre d’une rationalité économique.

La santé n’est pas de la part des États une forme de philanthropie. Et ce depuis la fin du 18e siècle où les gouvernants ont pris conscience que la puissance d’une nation dépend essentiellement de sa population. Un citoyen du 18e siècle proclamait que la population « est le plus précieux trésor du souverain. Sous l’aspect financier, l’homme est le principe de toute richesse. » De cette prise de conscience est né le biopouvoir. Depuis cette époque, nos sociétés sont traversées par un nouveau type de pouvoir, le biopouvoir. Et ce biopouvoir a pour finalité de maximaliser la bonne santé et le bien-être des populations. Pendant des siècles, le pouvoir avait été aux mains des souverains. Ces souverains avaient droit de vie et de mort sur leur sujet. Le principe de leur pouvoir était de faire mourir ou de laisser vivre. Le principe du biopouvoir est tout différent : il est de faire vivre ou de laisser mourir. Ce qu’il faut comprendre, c’est que le laisser mourir est toujours le prix du faire vivre. (1)

Redescendons de ce discours, sans doute trop spéculatif, à notre pratique quotidienne. Pour constater que c’est bien ce principe du biopouvoir que nous mettons constamment en œuvre. Nous jouons constamment la population contre l’individu. Prenons pour exemple le dépistage de la trisomie 21. Nous proposons ce dépistage seulement aux femmes dont le risque est supérieur à 1/250. À une patiente, qui malgré un risque faible souhaiterait être rassurée, nous sommes obligés de refuser l’amniocentèse, pour des raisons économiques. Bien plus dans le dépistage de la trisomie nous faisons jouer non pas la règle du laisser mourir mais du faire mourir puisque nous pratiquons une interruption de grossesse en cas de trisomie. Il s’agit bien de nous dispenser de la charge économique et sociale de sujets non productifs qui font tâche dans une société tout entière tournée vers la maximalisation son bien-être.

Par ailleurs, la référence absolue de notre médecine c’est aujourd’hui l’evidence base medine ou la médecine fondée sur les preuves. Nous prenons nos décisions sur les résultats d’études en population. Toutes nos pratiques, nous les passons au crible de la sacrosainte étude randomisée en double aveugle. Si bien que notre médecine est de moins en moins indexée sur l’individu, mais sur des populations. Nous soignons des populations et non des individus. La médecine fondée sur les preuves n’est, en quelque sorte, que l’incorporation dans la rationalité médicale d’un mode de pensée économique de coût-efficacité.

Comme Monsieur Joudain faisait de la prose sans le savoir, nous faisons, nous médecins, dans nos pratiques quotidiennes, de l’économie sans en être vraiment conscients. Alors ne soyons pas trop sévères avec nos administratifs ! Il y a certes un petit bémol à ce que je viens de dire, c’est que les administratifs sont tenus par les instances supérieurs à faire tourner leur hôpital au prix d’actes qui ne sont pas nécessairement justifiés du point de vue de leur efficacité sur la santé publique. Mais ça c’est une autre histoire, dont j’ai suffisamment débattu !

(1) Voire Michel Foucault Sécurité, territoire, population, Cours au Collège de France, 1977-1978, Paris, Gallimard, le Seuil, « Hautes Études », 2004.

Laurent Vercoustre

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