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Le progrès a-t-il un avenir ?

Saviez-vous que le mot progrès a pratiquement disparu de notre vocabulaire ? C’est ce que nous révèle le philosophe physicien Etienne Klein. Cette disparition est lourde de sens. Elle est sans doute l’un des signes du grand mal-être de notre postmodernité.

L’idée de progrès est née au siècle des Lumières. Siècle qui a été le théâtre d’une accélération des savoirs et des techniques comme jamais l’humanité n’en avait connus. Kant, dans son célèbre texte « Qu’est-ce que les lumières », définit ce siècle des Lumières comme la sortie de l’homme de son état de minorité. Et l’homme est sorti de son état de minorité parce qu’il est devenu capable de se servir de son entendement. Le progrès scientifique témoigne de la toute-puissance de la raison. Les hommes du 18e siècle accordent une confiance inconditionnelle à la raison, raison et science sont pour eux les moteurs du progrès de l’humanité.

 Condorcet se montre le plus enthousiaste, pour lui le progrès scientifique engendrera le progrès de la technique, de la morale, de la politique. Si Condorcet revenait aujourd’hui, il ne pourrait que constater la naïveté de ses prédictions Les deux guerres mondiales, la Shoah ont ruiné les idéaux des Lumières.

Le mot progrès a commencé à décliner en fréquence à partir des années 80[1].Il était écrit avec une majuscule jusqu’ à la Seconde guerre mondiale. C’est alors qu’est réapparu un très vieux mot de la langue française, le mot innovation. Les courbes d’utilisation du mot progrès en déclin et du mot innovation en augmentation vont se croiser en 2003. Dans la campagne présidentielle de 2007 tous les candidats quel que soit leur bord vont utiliser le mot progrès. Dans la campagne 2012 le mot progrès a disparu. Le mot « innovatio », en bas latin, apparaît au 14e siècle et appartient au vocabulaire juridique. « L’innovatio », c’est ce qu’il faut modifier dans un contrat déjà signé pour que le contrat demeure valide. C’est ce qu’on appelle aujourd’hui un avenant. Il y a donc l’idée que « l’innovatio » c’est ce qu’il faut faire pour que ça ne change pas. Le mot innovation n’est pas un mot plus moderne qui remplacerait le mot progrès tout en gardant le même sens. Il a retrouvé son sens originel, innover c’est préserver l’acquis.

Aujourd’hui quand les scientifiques — ceux qui travaillent sur le climat, la biodiversité, la pollution—parlent d’avenir, il n’est plus question d’un avenir attractif.  Les rhétoriques dans lesquels on insère le mot innovation sont des rhétoriques qui s’appuient sur un temps corrupteur. L’innovation a pour objectif de s’opposer à la dégradation causée par le temps. Alors que la rhétorique sur laquelle s’appuyait le mot progrès était une rhétorique de temps constructeur. « Le temps qui passe est complice de notre liberté et de notre volonté, dans la perspective du progrès le temps est notre allié »[2].

Le rapport de l’Union Européenne de 2010 propose que l’union européenne devienne l’union de l’innovation à l’horizon 2020. Dans ce texte, il ressort que l’Europe a compris qu’elle devait faire face à des défis — vieillissement de la population, changement climatique, raréfaction des ressources — dont la gravité augmente à mesure que le temps passe. Elle ne pourra relever ces défis que grâce à l’innovation. Le mot est utilisé 307 fois dans un document qui fait qui fait 50 pages. Il faut innover non pas pour produire un nouveau monde mais pour empêcher que notre monde se défasse.

L’an 2000 a été l’objet de fantasmes, il marquait l’orée d’un nouveau millénaire où tout serait différent, nous l’attendions, nous allions vers ce moment comme si nous montions vers un sommet. Aujourd’hui nous sommes dans la descente. L’avenir n’est plus attractif, nous ne regardons plus vers lui. II a par ailleurs cette particularité qu’il dépend en grande partie de nous, nous allons de plus en plus dépendre de choses qui dépendent de nous. Un sondage publié en novembre 2018 et réalisé dans plusieurs pays d’Europe, la France, l’Italie, l’Allemagne, l’Espagne et la Pologne a montré que 67% des sondés préféreraient vivre dans le passé.

Nous ne nous projetons plus vers l’avenir. Nous sommes prisonniers du présent. Sur ce présent, Régis Debray dans son livre L’Angle mort[3] dresse un portrait bien négatif : « Nous sommes devenus orphelin d’une philosophie de l’histoire ». Le temps est fini où, les philosophes comme Hegel prêtait à l’histoire un sens, et un achèvement dans la liberté. Plus loin Régis Debray nous renvoie une image dégradante de nous mêmes. « Nous postmodernes nous courrons sur un tapis roulant les yeux bandés après le scoop du jour. (…) Nous sommes ensevelis sous des informations auxquelles les médias accordent une consistance parfois artificielle. Nous sommes fatigués par leur rythme effréné  » Pour Régis Debray les médias sont les premiers responsables de notre décadence et de notre incapacité à nous projeter dans le futur : « Nous ne parvenons plus à lire l’avenir dans le présent et à penser ce qui va survenir dans le prolongement de ce qui est. »

Nous nous trouvons en face d’un formidable défi, celui d’inventer un projet de société, où le mot progrès retrouvera son usage, projet crédible, qui n’aura plus seulement comme objectif d’assurer notre survie, mais de réenchanter le monde à venir.


[1] La numérisation massive des livres entreprise par Google depuis 2004 permet de mettre à disposition de tous, via l’application Ngram Viewer, des données essentielles pour répondre à bien des questions. Grâce à cette application, on peut connaître la fréquence relative de l’apparition de tel ou tel terme dans l’immense base de données ainsi constituée (plus de 15 millions d’ouvrages),

[2] Etienne Klein. Peut-on faire progresser l’idée du progrès (conférence You tube)

[3] Régis Debray, l’angle mort, 2018 Éditions du Cerf.

Laurent Vercoustre

8 Commentaires

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  3. Quel étrange paradoxe que celui de notre société où le présent nous accapare plus que tout, l’avenir nous ne le voyons plus englué que nous sommes dans le présent, et où toutes les thérapies de bien être et autres philosophies nous invitent à « se recentrer sur soi » et « à goûter l’instant présent »….pour fuir le présent il faudrait en trouver un autre, quelle dualité !
    Le progrès n’existe plus mais qu’en est-il du verbe progresser ? Car le secret est peut être là, progresser, être dans l’action et croire en l’avenir grâce à notre humaine progression….
    réflexions tirées de la lecture de votre billet,
    Merci pour votre blog Laurent Vercoustre,
    Vincent D.

  4. Nous n’avons pas besoin de penser le progrès car nous vivons dedans. Le progrès n’est plus une idée du futur car il fait partie de nos vies quotidiennes, et de notre présent. L’incapacité à se projeter dans le futur vient elle des signaux de catastrophisme et de fin du monde qui nous sont quasiment constamment envoyés.
    Quant au progressisme, en tant qu’idéologie politique, on peut dire aussi qu’il fait partie de nos vies depuis plus de 50 ans, et ceci de gré ou de force.
    Bref, je ne partage pas votre vision et je crois que c’est plutôt le conservatisme et les valeurs traditionnelles qu’il peut porter qui font aujourd’hui défaut aux individus pour penser l’avenir sereinement.

  5. Cher Laurent je suis comme toi un fervent auditeur de E. Klein…le conflit progrès versus innovation m’est ainsi familier. Bravo pour ton essai sur le progrès technologique versus humaniste.

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