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Déserts médicaux (1)

libre choix d’installation : approche généalogique

Au mois de novembre 2017, j’avais écrit un premier billet sur les déserts médicaux.  Voilà qu’aujourd’hui la question se pose à nouveau plus brulante que jamais. Alors j’y reviens. J’y reviens toujours avec l’exigence de mon BLOG, d’une mise en perspective historique. Ou plus précisément  généalogique[1].

La crise actuelle a deux causes : la démographie médicale en baisse, du fait du numérus clausus imposé par la loi de 1971 et du départ en retraite massif de la génération du babyboom. L’autre cause est la liberté d’installation que défendent farouchement les médecins.

L’objet de ce billet est de faire la généalogie de ce libre choix d’installation et par là même de la médecine libérale dont il est inséparable. On ne peut comprendre l’attachement des médecins au libre choix d’installation si on ne refait pas le chemin parcouru par la médecine libérale depuis son origine jusqu’à aujourd’hui.

Les principes de la médecine libérale ont été formulés par Cabanis pendant la Révolution française. L’État est tenu de garantir les compétences des médecins par une formation exigeante et à laisser ensuite toute liberté aux médecins ainsi formés. A l’intérieur d’un libéralisme économique manifestement inspiré par Adam Smith se définit une profession médicale à la fois libérale et fermée.   

La loi du 19 ventôse prévoit une hiérarchie médicale à deux niveaux  les docteurs en médecine et les officiers de santé. Aux officiers de santé on affecte  les paysans et les gens du peuple  « parce qu’ils ont des maladies simples et  parce que la simplicité de leur vie les rend facilement déchiffrables. Chez eux, point de ces maux de nerfs variables, complexes, mêlés, mais de solides apoplexies, ou des crises franches de manies[2]. » « Chez les bourgeois leur nombre est déjà grand… et il est le plus grand possible chez les gens du monde[3]. »  On réserve donc aux médecins le soin de s’occuper des bourgeois et des gens du monde.

Par le même décret-loi, les révolutionnaires avaient institué des « agences de secours ». Ainsi chaque agence devait missionner un officier de santé afin de « […] visiter à domicile et gratuitement tous les individus secourus par la nation ». L’officier de santé était par ailleurs « tenu de se transporter, sur le premier avis qui lui en sera donné par l’agence, chez le citoyen indigent qui aura besoin de ses secours ». Les officiers de santé représentaient 41% du corps médical en 1847. Ils ne pouvaient exercer que dans le département où ils avaient obtenu leur diplôme. Pas de liberté d’installation pour eux.

Les médecins n’auront de cesse de voir disparaître ces officiers de santé. À la suite d’une lutte acharnée avec les pouvoirs publics,  les docteurs en médecine finissent par éliminer les officiers de santé avec la loi du 30 novembre 1892, inspiré par le rapport d’Antoine Daniel Chevandier, député et docteur en médecine. Par ailleurs cette loi stipule que « les médecins ont le droit de former des syndicats pour la défense de leurs intérêts professionnels ».

Au cours des années suivantes les médecins vont se livrer à un véritable combat pour conserver leur indépendance lors de la mise en place des assurances sociales. Au début des années 1920, alors que le président du Conseil Alexandre Millerand voulait créer des assurances sociales inspirées par celles mises en place par le chancelier Bismarck, le puissant syndicat des médecins de la Seine montait au créneau : «  La loi de l’assurance maladie aura pour effet de nous aliéner notre liberté. Notre carrière a joui d’une très belle et noble indépendance que les lois sociales tendent à détruire peu à peu.  » Quand la loi est malgré tout adoptée en avril 1928, le Dr Cibrié, leader des contestataires, lance un appel à la rébellion : « Il convient de mettre la loi pardessus bord. Il faut immédiatement entamer la lutte. » Les médecins firent reculer le gouvernement, une nouvelle loi fut votée sous le contrôle des syndicats de médecins doublée d’avertissements menaçants: « Si la loi ne nous satisfait pas, nous entrerons en lutte. »

Les médecins se sentaient alors en position de force. Le 30 novembre 1927, les syndicats médicaux réunis en congrès avaient en effet proclamé la fameuse Charte de la médecine libérale. Cette Charte, véritable texte sacré des médecins, énonce quatre grands principes : liberté de choix du médecin par le malade, liberté de prescription, respect du secret professionnel[4], et liberté des tarifs, avec paiement direct et entente directe entre le malade et le médecin[5]. Et la liberté d’installation, me demanderez-vous ? Aussi étonnant que ce soit, elle ne figure pas dans la Charte de la  médecine libérale de 1927. Il faudra attendre la première convention nationale signée avec l’Assurance maladie pour que le principe de liberté d’installation soit garanti par l’article L. 162-2 du code de la Sécurité sociale. Pourquoi ce retard ? Sans doute parce que la question de la liberté d’installation qui, naturellement était pratiquée par la totalité des médecins, ne se posait même pas et qu’il existait à ce sujet une sorte d’accord tacite.

Avec la loi Chevandier, les médecins  imposent le monopole de la distribution des soins. Avec la Charte de la médecine libérale, ils affirment leur autonomie. Monopole et autonomie sont les deux principes fondateurs de la médecine libérale. L’autonomie signifie le refus de toute intervention extérieure venant perturber le « colloque singulier » entre le médecin et le malade. 

Ce principe d’autonomie vous le trouverez  constamment dans les discours tenus par les médecins sur leur profession. On comprend pourquoi il est si difficile de revenir sur la liberté d’installation. C’est ouvrir une brèche dans  l’édifice que constitue  la médecine libérale qui s’impose désormais comme une puissante instance de pouvoir. La sécurité sociale a pesé en  sa faveur. Elle  a contribué au transfert des politiques de santé de l’État vers l’Assurance maladie. Assurance maladie sur laquelle les médecins conservent un réel contrôle. Les médecins ont en effet réussi le tour de force d’inscrire dans le code de la santé les principes même de la médecine libérale. C’est ainsi que l’article L. 1622 du code de la Sécurité sociale énonce : « Dans l’intérêt des assurés sociaux et de la santé publique, le respect de la liberté d’exercice et de l’indépendance professionnelle et morale des médecins est assuré conformément aux principes déontologiques fondamentaux que sont le libre choix du médecin par le malade, la liberté de prescription du médecin, le secret professionnel, le paiement direct des honoraires par le malade, la liberté d’installation du médecin, sauf disposition contraires en vigueur à la date de promulgation de la loi n° 71525 du 3 juillet 1971. »

On comprend que jusqu’à présent, l’exécutif a toujours repoussé, durant ce quinquennat comme lors des précédents, toute proposition de loi parlementaire visant à remettre en cause la liberté d’installation des médecins libéraux. La résistance est trop forte…


[1] La généalogie cherche à reconstituer les évènements dans leur singularité. Elle dégage de la contingence et nous donne la possibilité de penser différemment ce que nous pensons.

[2] Tissot, Traité des nerfs et de leurs maladies, Paris, 1778-1780, t. II, pp. 432-444.

[3] Tissot, Essai sur la santé des gens du monde, Lausanne, 1770, pp. 8-12.

[4] Dans les histoires falsifiées de l’éthique médicale, ce secret aurait sa source dans le serment d’Hippocrate. Il n’en est rien. Le secret médical a été institué par la Charte de la médecine libérale en 1927. Aucun romancier (Balzac, Flaubert, Zola) ne fait allusion chez ses personnages à une quelconque velléité de secret de la maladie et du malade.

[5] Ce dernier principe disparaîtra à la libération (ordonnance du 19 octobre 1945), quand Pierre Laroque fonde la sécurité sociale.

Laurent Vercoustre

Un Commentaire

  1. Intéressant texte qui m’a instruit. Une telle prose, j’en redemande. Cela contraste tellement avec tout ce qu’on a pu lire ces derniers mois.
    Merci.

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