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De quoi notre système de santé est-il malade ?

La crise de la santé n’en finit plus de rebondir tantôt du côté de l’hôpital, tantôt du côté de la ville. Le mouvement de grève du début du mois de décembre a été annoncé comme un combat historique, le combat de la dernière chance. Des milliers de médecins et biologistes libéraux ont fermé cabinets et laboratoires ces premiers jeudi et vendredi de décembre. Nouvelle grève des libéraux prévue ce jour, « grève dure , reconductible » menace le collectif « Médecins pour demain ».

Je crois que cet état de crise perpétuelle tient aux fondements mêmes de notre système de santé. Nous n’avons jamais remis en question sa configuration originelle. De réforme en réforme nous l’avons reconduite.

Réformer, voilà un mot qu’il faut prendre au sérieux. Parmi ses synonymes, on trouve améliorer, changer, corriger. Améliorer est trop faible, changer trop aléatoire, corriger trop ponctuel. L’étymologie restitue la force du mot : réformer consiste donc à donner une nouvelle forme à un système. On ne peut concevoir une réforme comme une collection de corrections.

Donner une nouvelle forme à un système, c’est redistribuer les pouvoirs qui le traversent. Redistribution des pouvoirs entre les médecins et l’État, et les différentes institutions. Il ne peut y avoir de réforme sans bouleversement des pouvoirs en place. Ces pouvoirs ont une histoire que Michel Foucault nous invite à  redessiner :« Il faut témoigner […] que la médecine fait partie d’un système historique, qu’elle n’est pas une science pure, qu’elle fait partie d’un système économique et d’un système de pouvoir,[…] il s’agit de mieux connaître le modèle de fonctionnement historique de cette discipline pour savoir dans quelle mesure il est possible de le modifier. » (1)

Ainsi en Angleterre, la « loi des pauvres » promulguée par John Simon, dans les années 1870, a fait naître une médecine sociale entièrement sous contrôle de l’État. Tandis que de notre côté la Charte de la médecine libérale en 1927 donnait naissance à une médecine dont le mot d’ordre était autonomie. Nous souffrons d’une gouvernance à deux têtes. D’un côté le secteur hospitalier sous la tutelle de l’État, de l’autre la médecine de ville régulée par la sécurité sociale, par un régime de conventions. Ce sont les ordonnances de 58, avec l’arrivée du général de Gaulle, qui ont placé l’hôpital au centre du système de soins, nous condamnant à un hospitalocentrisme d’où nous ne sommes jamais vraiment sortis.

Examinons le statut du médecin généraliste. Car c’est sans doute sur lui que repose le déblocage épistémologique de notre système de santé. Ce déblocage ne sera possible qu’au prix d’une révolution copernicienne. Il s’agit en effet de mettre fin à l’hospitalocentrisme qui caractérise l’état actuel de notre système de santé et de promouvoir le généraliste au centre d’un nouveau système dont il aurait le contrôle. Le paysage épidémiologique étant aujourd’hui dominé par les maladies chroniques, c’est en amont de l’hôpital que se joue notre santé.

Il faut bien reconnaitre qu’aujourd’hui tout concourt à mettre le généraliste à la marge de notre système de santé.

Il est à la marge parce que l’autorité institutionnelle, le ministère de la santé n’a pas de prise directe sur la médecine générale qui est régulée par la Sécurité sociale. Seul le secteur hospitalier est sous la tutelle de l’État. Il n’existe pas au niveau du Ministère de la santé une instance qui représente la médecine générale.

Il est à la marge parce qu’il est scandaleusement sous payé. Le tarif d’une consultation est fixé à 25 euros. Ce tarif le met au plus bas de l’échelle des rémunérations des médecins. Ainsi, en 2017, ces revenus annuels étaient de 338 000 euros pour un cancérologue-radiothérapeute, 140 000 euros pour un anesthésiste, 105 000 euros pour un chirurgien, 77 000 euros pour un généraliste. Il est vrai qu’à la rémunération à l’acte se sont ajoutés des forfaits divers comme le ROPS (rémunération sur objectifs de santé publique ». Ce qui, selon l’Assurance Maladie, représente environ 30 % du revenu des généralistes conventionnés. En dépit de ces compensations le généraliste reste le praticien le moins bien rémunéré du corps médical. Le tarif d’une consultation chez le généraliste n’est pas différent de celui d’une coupe de cheveux. En Allemagne, la consultation est de 50 euros. Le tarif de notre consultation nous classe au sixième rang des 14 pays comparés par l’OCDE. La revendication des grévistes d’une consultation à 50 euros n’est pas du tout déraisonnable.

Il faut ajouter que la consultation généraliste demande souvent un investissement intellectuel dont sont dispensés les spécialistes, l’essentiel de leurs consultations étant des consultations de suivi ou de dépistage. Les vingt consultations pédiatriques prévues pendant l’enfance et l’adolescence suffisent à remplir les agendas des pédiatres et ne réservent aucune surprise dans l’immense majorité des cas. Le spécialiste utilise des techniques qui lui donnent automatiquement les résultats, comme c’est le cas d’un test d’effort pour un cardiologue.

II est à la marge du fait d’un déficit de prestige. En France le cursus honorum  est celui des spécialistes. Pour l’opinion publique le spécialiste parce qu’il a entre les mains la technique se positionne au-dessus du généraliste.  Dans le système de soins anglais le généraliste n’est pas moins considéré que le spécialiste, d’abord parce que sa spécialité est reconnue comme une spécialité à part entière. Ensuite parce que le Royal College of General Practitioners lui confère un positionnement universitaire fort.

Il est à la marge parce que son exercice est solitaire. Certes le pourcentage des médecins exerçant seul n’est plus que de 30%, tandis soixante-dix pour cent exercent cabinet de groupe. Ce peut être un cabinet mono professionnel ou pluri professionnel avec des médecins spécialistes, ou encore avec des paramédicaux. Dans ces cabinets, les médecins exercent « côte à côte », ce qui leur permet de partager les frais de fonctionnement, mais il ne faut pas voir dans ces structures un exercice coordonné de la médecine. Leur exercice reste solitaire. Les maisons de santé du secteur libéral et les centres de santé du secteur public offrent aux patients des soins réellement coordonnés. Leur nombre tourne autour de 2000 pour chacune d’entre elle. Même offre de soins coordonnés par le réseau des cabinets IPSO installés en région parisienne. La chaîne de cabinets IPSO a été fondé par un jeune diplômé issu d’HEC Benjamin Mousnier-Lompre. Cet ancien consultant a créé à Paris un nouveau genre de cabinet médical qui repense le parcours santé au bénéfice des patients et des praticiens. Citons enfin les cabinets appartenant à Ramsey santé. Filiale du groupe australien Ramsay Health Care, Ramsey santé est un des leaders européens de l’hospitalisation privée et des soins primaires. Leur philosophie : libérer les médecins des tâches administratives afin qu’ils se concentrent pleinement sur le suivi médical des patients. Ces structures malheureusement sont loin de réaliser un maillage de tout le territoire.

Il est à la marge parce qu’il ne peut compter sur le concours d’une infirmière. En France, le généraliste suit environ 1 000 patients par an, taux très faible comparé à son collègue allemand, qui en voit 2 000 de plus par an, aidé par des infirmiers et des assistants. Dans le système anglais, le general practitioner est toujours secondé par une infirmière.

Il est à la marge parce que la pratique avancée infirmière qui devait lui permettre de se dégager de certaines tâches pour élever son niveau d’expertise n’a pu se développer à la hauteur des objectifs fixés. Aujourd’hui, seulement 1700 IPA (Infirmiers en Pratique Avancée) sont recensés et, selon l’inspection générale des affaires sociales (IGAS), l’objectif de 5 000 ne sera pas atteint avant 2026 au rythme actuel.  

Au début de la crise du COVID, quand les autorités sanitaires demandaient aux malades de se rendre à l’hôpital seulement en cas d’essoufflement, sans les inciter à consulter leur généraliste, il n’était plus à la marge, il était cette fois tout simplement hors circuit.

Cette marginalisation du généraliste, c’est le mal français, c’est, je crois, le principe d’intelligibilité de cette crise chronique qui mine notre système de santé. Elle nous met dans l’incapacité de construire au centre du système une organisation solide des soins primaires.

Tout récemment notre système de soins s’est trouvé de nouveau désemparé du fait d’une flambée de bronchiolite. Faute d’une réponse de la médecine de ville, les familles affolées se sont précipités aux urgences pédiatriques, le bébé donnant l’impression de s’étouffer. Or voilà une pathologie que nos prédécesseurs savaient prendre en charge à domicile.

Pour Jean de Kervasdoué (2) « les principes qui structurent la médecine générale en 2022 n’ont pas changé depuis 1930, alors qu’entre-temps la médecine mondiale est devenue efficace et socialisée.  » Il est donc urgent de réformer notre système de santé afin qu’il se donne une médecine générale efficace. Cette réforme sera réforme si elle répond  à la condition que j’ai définie plus haut : elle doit opérer une redistribution des pouvoirs. Mais la tâche est ardue tant une réforme de la médecine libérale reste un impensé politique.

(1) Foucault, Crise de la médecine ou crise de l’antimédecine ?, Dits et Écrits II, p.57. Paris, Édition Quarto Gallimard, 2001.

(2) Jean de Kervasdoué est économiste de la santé, professeur émérite au CNAM. Il a été le directeur des hôpitaux au Ministère de la santé (1981-1986).


Laurent Vercoustre

9 Commentaires

  1. Complètement d accord, mais ce constat que j avais fait en 1981 lors de mon installation, a été le même en 2017 lors de ma retraite, pour ne pas dire ma démission.

  2. J’ai 72 ans et je continue à me battre pour la médecine générale. Je suis seule dans mon cabinet mais debout. J’espère toujours qu’un médecin viendra me rejoindre dans cette belle aventure.
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  3. Mon cher frère ton analyse est très juste. Le médecine générale est la seule capable de construire sur le temps long le capital santé des français, notamment avec la prévention et le suivi vaccinale. Mais aussi par un examen complet une fois par an ce qui permettrait de coacher les patients par exemple sur les problème d’obésité.
    Tu ne traites pas des laboratoires d’analyses et des cabinets de radiologie.
    Ils n’ont aucune astreinte ! Un généraliste qui prendrait un patient à la suite d’un accident à 19:00, pour désengorger l’hôpital ne pourra jamais l’envoyer faire des radios ou des analyses et par conséquent se verra obligé de l’envoyer à l’hôpital…

  4. Tout ce que tu as écrit est pertinent. Mais cette dégradation dans le domaine médical est voulue par ceux qui nous dirigent. Pour preuve, chaque réforme ( enfin, annoncée comme telle) est une machine à détruire le système de soins. Les ARS, les études de médecine avec un concours absurde, les études d’infirmier-ère sans concours, l’oubli total des HAD, et j’arrête car la liste est longue. L’Education Nationale, la Justice souffrent de la même stratégie. Tout ce qui ne produit pas du fric n’intéresse pas les dirigeants quelque soit l’idéologie qu’ils disent représenter. C’est l’enrichissement personnel le seul projet politique qu’on nous propose. Et pourtant, certaines démocraties sont honnêtes. Et nos jeunes fuient notre système pour s’exiler vers elles. Ici, notre démocratie ressemble de plus en plus à l’Inde, reconnue démocratie…, 95% de pauvres, 5% de milliardaires.

  5. N’étant pas médecin, je suis mal placé pour juger de la légitimité de leurs revendications bien que, d’après ce que j’ai pu lire, les consultations des médecins généralistes français se situent en deçà de ceux de la plupart des pays européens (ramené au niveau de vie).
    Mais la question que je me pose est comment faire pour financer cette augmentation des consultations ? Depuis plusieurs décennies les gouvernements non seulement puisent dans les ressources de la sécu avec la volonté de couler celle-ci, mais en plus réduisent ses ressources à coup de réduction conséquentes des cotisations sociales et des impôts à l’usage des entreprises du CAC40 dont, par ailleurs, l’unique but est de placer leurs profits dans des paradis fiscaux.
    Il y a quelques années, un sinistre (Eric Woerth…) annonçait que la France était au bord du dépôt de bilan. Depuis la dette à explosée (le fameux quoiqu’il en coûte…) et les gouvernements font tout pour vendre la sécu au privé (Blackrock, entre autres, est sur les rangs…).
    Conclusion : il faut que la santé coûte le moins cher possible, que les gens se tuent au travail afin de réduire les pensions de retraite et que les entreprises (et leurs actionnaires…) maximisent leurs profits.
    Mais non je ne suis pas en colère…

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