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Homo detritus

Ce qui demeurait caché il n’y a pas si longtemps, vient aujourd’hui agresser notre regard. Impossible d’échapper visuellement et olfactivement à cet amoncellement de déchets : trottoirs jonchés de détritus, montagnes de sac d’ordures, dont certains éventrés étalent leur contenu de façon presque obscène. Au pied des déchets, parfois surgit l’ombre fugitive d’un rat. La grève des éboueurs a  transformé nos villes en de gigantesques poubelles.

Le regard des sociétés sur ces détritus a changé au cours des siècles. Pour nous, une « ville civilisée » se doit d’être propre. Si on remonte jusqu’au Moyen-Âge, ce n’est pas du tout l’idée qu’on s’en faisait. À cette époque « plus une ville est puante, plus elle est riche! » [1[ La présence massive des résidus urbains était une preuve de l’aisance de ses habitants.[2]

Au cours de la seconde moitié du XIXe, le rapport de l’homme au déchet change  radicalement. Alors que le déchet était un élément de celui qui le produisait « un déchet à soi », arrive l’époque moderne où le déchet devient  un déchet «  à part soi ».  Du néolithique jusqu’à la fin du XIXe, il y a un continuum  dans la mesure  où les déchets ont une utilité et jouent un rôle dans le développement des sociétés. L’historienne Sabine Barles défend l’idée que  ville et périphérie vivent en synergie et que les excrétas des uns constituent les ressources des autres. C‘est ainsi que la boue urbaine servait d’engrais, les chiffons  étaient récupérés par le chiffonnier  pour fabriquer du papier.

Le chiffonnier est un personnage important dans ce monde du XIXe. On en dénombrait 500 000 à la fin du XIXe. Il  passe dans les villes et villages pour racheter des choses usagées  et les revendre à des entreprises. Son commerce ne se limite pas aux chiffons. Peaux de lapin, os, boîtes de conserve, mégots, ferrailles alimentent aussi son négoce.


Voici qu’arrive le XXe, la démographie des villes explose, les déchets occupent une place de plus en plus importante dans l’espace urbain. Avec l’extraction de la cellulose on n’a plus besoin de chiffons pour fabriquer le papier, la boue urbaine est remplacée par les engrais chimiques. Enfin les déchets sont accusés par les hygiénistes d’être  à l’origine des  grandes épidémies, il faut donc les faire disparaître de l’espace urbain. Ils doivent être éloignés le plus possible de celui-ci.

C’est dans ce contexte que la poubelle a été imposée à Paris en 1883, par un arrêté publié par le célèbre préfet Eugène Poubelle. « Fermez la poubelle, et n’y pensez plus », tel était le slogan des vendeurs pour promouvoir leur usage. Notre grève des éboueurs vient donc mettre à mal deux principes déterminants de notre rapport aux ordures : leur confinement dans un bac que l’on voudrait le plus hermétique possible, et leur mise à l’écart.

Les années 1970 sont marquées par la crise des déchets. La prise de conscience du problème posé par les déchets se traduit par le soucis de définir le mot lui-même. C’est alors que le mot abandon entre dans sa définition juridique. Selon la loi du 15 juillet 1975, est considéré comme constituant un déchet : « Tout résidu d’un processus de production […] tout bien meuble abandonné ou que le détenteur destine à l’abandon ». Ce n’est qu’en 2006 qu’une directive européenne intègre vraiment cette définition !

L’énorme quantité de déchets fabriqués par le monde moderne impose de mettre en place de nouvelles stratégies.  Jusqu’aux années 1970 on ne se posait pas de question. Pour stocker indéfiniment les masses de matières abandonnées, on avait recours à la solution simple et peu couteuse du « tout-au-trou »,  Avec l’arrivée du plastique en grande quantité, les décharges agressent visuellement .

C’est alors que les industriels et les hommes politiques vont s’intéresser aux déchets. Le changement de stratégie s’opère dans deux directions : les incinérateurs et le développement de chaînes de recyclage des déchets ménagers notamment plastiques.

L’incinération conduira à certaines dérives. Lancer un four à incinération coûte beaucoup d’énergie et l’enjeu est de ne pas trop redescendre son niveau énergétique afin qu’il conserve le même rendement. Il s’agit de « nourrir la bête », de l’alimenter avec un flux continu. C’est cette logique qui induit une dérive. On ne se pose plus la question d’une réduction des déchets, mais d’une quantité suffisante de ceux-ci pour maintenir le rendement du four. Ainsi on voit naître tout un commerce des déchets avec des transactions, d’un pays à l’autre, on les achète ou on les vend.

Même dérive pour les déchets recyclables. Recycler c’est faire un acte vertueux. Pour le secteur de l’agroalimentaire, la recyclabilité  d’un déchet est un atout pour produire d’avantage. Si bien que, comme le dit Baptiste Monsaingeon, le recyclage devient un outil au service du productivisme.

Homo œconmicus, pensé par les économistes comme  l’être rationnel par excellence, a sa part maudite[3] , sa face cachée, son revers. Le revers d’homo œconmicus c’est homo detritus habitué à jeter et à oublier les répercussions de son geste sur l’environnement.


[1] D’après l’historien André Guillerme dans Les temps de l’eau (1983). 

[2] La puanteur des villes au Moyen-Âge est liée à la putréfaction des sous-sols sous l’action de champignons. Ceux-ci vont générer du salpêtre qui une fois séché se  transforme en poudrette. Cette poudrette va servir  à la fabrication de la poudre. On comprend mieux l’affirmation de André Guillerme «  plus une ville est puante plus elle est riche. »

[3] La part maudite est le titre du livre le plus connu de l’écrivain Georges  Bataille.

Laurent Vercoustre

3 Commentaires

  1. Très intéressante analyse dont la conclusion me semble un peu orienté car pas de risque que l’homme du moyen âge soit plus éduqué et soucieux de l’environnement que l’homme moderne. La vérité c’est que notre société peine à trouver son équilibre entre la société stratifiée et hiérarchisée du moyen-âge finalement proche de la nature dans son fonctionnement, et la société moderne qui mêle liberté individuelle et dirigisme étatique. Il y a sans doute une voie intermédiaire entre les deux qui réconcilierait l’efficacité d’une société « naturelle » avec la modernité technologique.

  2. Sujet original et instructif. Cependant, sans grève des éboueurs, il est fréquent de trouver des endroits, même en pleine cité, où la population ne se soucie pas d’abandonner ses détritus à la vue de tous. Même dans les villages, les maires se battent contre des «  décharges » sauvages. Alors, certes, l’abandon des déchets du quotidien apparaît plus insupportable pendant la grève des éboueurs, mais les rats ont encore de beaux jours devant eux sans cet épisode.

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