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Evidence-based medicine et saut en parachute

L’evidence-based medicine ou médecine fondée sur les preuves est souvent l’objet d’une tragique méprise. Afin de lui donner sa juste place dans notre rationalité médicale, il faut en raconter l’histoire. L’idée nous vient d’un Anglais, Archie Cochrane.  Prototype du génie britannique, Archie Cochrane alliait l’intelligence, le pragmatisme et une énergie à toute épreuve. Cochrane fit dans sa vie deux expériences.

Pendant la Première Guerre mondiale, il vécut comme prisonnier dans un camp à Salonique. Seul médecin du camp, il devait s’occuper de la santé de vingt mille prisonniers. L’apport calorique très faible pour chaque prisonnier, les épidémies de typhoïde, de diphtérie et de fièvre jaune, mettaient la vie des prisonniers à rude épreuve. Cochrane ne disposait pratiquement d’aucun moyen médical pour lutter contre ces maladies, seulement un peu d’aspirine, des antiacides et quelques antiseptiques cutanés. Du fait de cette situation sanitaire catastrophique, il s’attendait à une mortalité effroyable parmi les prisonniers. Á sa grande surprise, il n’eut à déplorer que quatre morts. Ces quatre morts étaient consécutives de blessures par balles infligées par les Allemands.

Pendant la Seconde Guerre mondiale, Cochrane se retrouva dans un camp de prisonniers atteints de tuberculose. Il avait à sa disposition des moyens non négligeables pour soigner ces tuberculeux. Malgré ces possibilités thérapeutiques, il eut à déplorer une mortalité importante. Et surtout, Cochrane s’aperçut qu’il ne pouvait se fier à aucun argument rationnel pour choisir entre les différents traitements.

De ces deux expériences opposées naquit l’idée que l’efficacité de nos pratiques doit être évaluée rigoureusement. Ainsi, la médecine fondée sur la preuve, ou evidence base médicine, a pour exigence que tout traitement soit évalué à l’aune de la sacro-sainte étude prospective randomisée. Deux groupes strictement identiques sont constitués par tirage au sort pour éviter tout biais de sélection. L’un est affecté par une intervention quelconque, l’autre sert de témoin. Á l’issue de l’étude, des tests statistiques vérifient que l’intervention a bien eu l’effet attendu et qu’il y a très peu de chances que ce résultat soit dû au hasard.

Deux gynécologues, Gordon Smith et Jill Pell, ont publié en 2003 dans le British Medical Journal un article proposant la méta-analyse des études sur l’efficacité du parachute contre les risques inhérents aux chutes de très haute altitude. Les auteurs déploraient à quel point on manquait à ce propos d’études contrôlées avec une population témoin de sauteurs sans parachute ! Ce sommet d’humour anglais a le grand mérite de montrer que l’EBM ne délivre pas le même ordre de vérité que celui de la physique. Les lois de la physique comme la gravité sont universelles. De même, dans le domaine de la biologie, le taux de sucre dans le sang et sa régulation obéissent au même mécanisme dans toute l’espèce humaine. Ce type de rationalité est fondée sur le principe de causalité nous disent les philosophes. Une même cause engendre les mêmes effets.

L’EBM ne révèle pas des universaux. On peut le montrer aisément en prenant comme exemple la fameuse étude de la canadienne Marie Hannah qui a créé tant de remous dans le milieu obstétrical. Grâce au plus vaste essai randomisé jamais réalisé (Breech trial), Marie Hannah démontra que la pratique d’une césarienne avant tout travail diminuait la mortalité et la morbidité fœtale en cas de présentation du siège. Á la suite de cette étude, tous les pays occidentaux recommandèrent de réaliser une césarienne en cas de présentation par le siège. 

Le résultat de l’essai de Marie Hannah ne peut être considéré comme une règle universelle. Comment imaginer un instant que l’indication d’une césarienne peut être érigée en une règle universelle, c’est à dire valable en tout temps et en tout lieu quand on sait que cette intervention n’est pratiquée que depuis deux siècles à peine et que, dans les pays en voie de développement, la pratique d’une césarienne est presque un arrêt de mort pour la mère !

La fonction de l’EBM est de nous dire si une pratique est réalisable et efficace « dans la vraie vie ». Mais ses conclusions sont nécessairement liées aux conditions de l’expérience. Car une pratique s’inscrit toujours dans un contexte historique, social, géographique.  Par conséquent, les règles énoncées par l’EBM sont toujours provisoires et locales.

Laurent Vercoustre

9 Commentaires

  1. On peut aussi dire que l’ EBM présente des caractéristiques communes à toute expérimentation: Celle-ci ne permet de conclure QUE dans les LIMITES des « paramètres/ocnditions » de l’expérience: Une boule de bowling et une plume laché d’une certaine hauteur arrivent en même temps au sol…..SI et SEULEMENT SI on réalise l’ expérience en condition « vide d’air poussé » (La même experience faite du premier étage de la Tour Eiffel un jour de grand vent risque de ne pas donner les mêmes résultats).

  2. L’essai de Mary Hannah ne dit pas exactement cela, plutôt que si on doit choisir au hasard (sans examiner la patiente) entre césarienne et accouchement normal il est préférable de choisir la césarienne. Un travail cas-témoin français, PREMODA, montre que si l’on examine la patiente pour choisir les modalités d’accouchement on n’observe pas de surmortalité fœtale.
    Pour information l’essai randomisé, parachute ou non, a été réalisé avec des mannequins.

    • « L’essai de Mary Hannah ne dit pas exactement cela, plutôt que si on doit choisir au hasard (sans examiner la patiente) entre césarienne et accouchement normal il est préférable de choisir la césarienne. »

      Oui. L’EBM a pour vocation savoir ce qu’il est pertinent de faire quand on enlève la subjectivité de l’équipe soignante. Donc effectivement, on choisit bien les patientes « au hasard ».

      Si on évalue les choses autrement qu’en choisissant les patientes « au hasard », on inclut ce qu’en pense l’équipe médicale. Et on évalue donc autre chose: On évalue la différence qu’un médecin peut apporter au-delà d’un choix protocolaire. Mais pour ce faire, il faut au préalable qu’on ait évalué les conséquences réelles du choix purement protocolaire si on veut pouvoir comparer.

      « Un travail cas-témoin français, PREMODA, montre que si l’on examine la patiente pour choisir les modalités d’accouchement on n’observe pas de surmortalité fœtale. »

      Pourriez-vous nous donner un lien vers ce « travail cas-témoin français »?

      • J’étais obstétricien et naturellement j’ai eu connaissance de l’étude française Premoda. L’essai de Marie Hannah avait fait grand bruit dans le milieu obstétrical. Et pour certains patrons dont l’horizon intellectuel se limitait à faire baisser le taux des césariennes, Marie Hannah était devenue l’ennemi public n° 1!!

        • Voici l’article (car Xavier Fritel n’a pas mis un lien vers PREMODA):

          https://doi.org/10.1016/j.ajog.2005.10.817

          Et l’étude de Marie Hannah:

          https://doi.org/10.1016/S0140-6736(00)02840-3

          Une petite explication du contexte du débat:

          http://www.cngof.asso.fr/d_livres/2005_GO_049_goffinet.pdf

          Et un petit synopsis:

          https://www.em-consulte.com/en/article/224503

          Je cite: « Dix-neuf CHU parmi 30 ont participé à l’étude (63 %). Parmi les 18 CHU utilisant un protocole, trois réalisaient systématiquement une césarienne en cas de présentation du siège. Les autres utilisaient un protocole faisant référence à la pelvimétrie, aux mensurations du fœtus et à l’absence de déflexion de la tête fœtale. Des restrictions supplémentaires étaient faites pour certains centres. Le taux d’accouchement par voie basse variait de manière très importante, entre 1,7 % à 49,7 % selon les centres. »

          Compte tenu de la variabilité des pratiques, je me demande quelle est la fiabilité de l’étude PREMODA. Et je me dis que les leçons de l’EBM ne sont toujours pas rentrés dans les moeurs.

          Mais j’ai une question à laquelle je ne sais pas répondre. J’ai l’impression que les données des études de PREMODA et de l’étude de Marie Hannah sont des données qui devraient être relativement facilement accessibles en ces temps d’informatisation galopante. Alors: combien coûtent des études telles que celles-ci? J’imagine assez chères, mais je peine à comprendre pourquoi…

          Mais quand je lis cela: « L’étude a concerné 30 centres universitaires français. Parmi ceux-ci, dix n’ont pas répondu malgré une relance (33 %). Parmi les 20 CHU répondants, un n’a pas répondu concernant l’existence ou non d’un protocole et a fourni des données statistiques inutilisables (pourcentages seuls), un autre a répondu ne pas avoir de protocole et a fourni des données statistiques inutilisables (gémellaires non différenciées des singletons), et deux n’ont pas pu fournir de données statistiques, mais ont communiqué un protocole. Au total, 18 centres ont pu fournir un protocole (60 %) et 16 nous ont communiqué des données statistiques utilisables (53 %). »

          Et bien quand je lis cela, je me dis (en tant que bonhomme qui a quand même des ou trois bases en statistiques) qu’on est vraiment à l’âge de pierre.

  3. Merci Laurent pour ce très bon billet et sur les expériences vécues par Cochrane.
    Je n’ai pas trés bien compris le sens de ta phrase « L’EBM ne révèle pas des universaux » . Pourrait-t-on la formuler par
    *** l’EBM ne relève pas de l’Universel, ou bien
    *** l’EBM ne permet pas d’accéder à l’Universel
    J’ai intuitivement l’impression que l’universel ne peut se définir par une pensée réductionniste et que l’EBM est une pensée scientifique donc enfermée dans un espace réduit , forcemment non universel …..
    Amitiés
    Jacques

    • Merci Jacques pour ta réaction. Quand je dis  » ne révèle pas d’universaux, je veux dire ( et je le dis plus loin) ne révèle pas de loi générale de la nature, de loi valable en tout temps et en tout lieu ( comme par exemple la loi de la gravitation que je prends comme exemple qui est valable dans tout l’univers. La méthode expérimentale telle qu’elle a été inventée par Claude Bernard a permis d’établir des lois de la nature.
      Seules les sciences expérimentales sont susceptibles de nous apporter des vérités définitives, des certitudes ou des évidences. Leur principal critère est celui de l’universalité.L’EBM a pour objet des pratiques qui ne peuvent être dissociées de facteurs culturels, facteurs culturels qui sont toujours particuliers à une époque ou à un pays.

  4. Voilà un brillant billet qui clarifie l’EBM. Et c’est capital pour le monde médical. De plus,le commentaire de F68.10 avec la publication de travaux ( certes, un peu longue mais vraiment édifiante) nous instruit. Merci.

  5. Exactement. J’ai toujours martelé l’idee Que l’EBM ne prenait son sens qu’en présence d’une infrastructure médicale donnee. L’idee, par exemple, de reproduire les mêmes pratiques européennes et americaines en Afrique subsaharienne au prétexte que c’est l’EBM est vouée à l’echec.

    Par contre, de tels travaux me semblent particulièrement utiles:

    https://respectfulinsolence.com/2017/11/13/angioplasties-coronary-stenting-improve-symptoms-patients-angina/

    Il y a aussi des problèmes à appliquer l’EBM dogmatiquement à chaque humain sous prétexte que la chose éthique à faire…

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