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Combien de morts ?

Combien de morts, c’est la macabre question que nous nous posons chaque soir. Le bilan de l’hécatombe mondiale éclipse toutes les autres actualités. Le covid-19 ce mal invisible menace chacun de nous. La grande faucheuse est en marche ! Son spectre plane sur nos villes, si vivantes il y a quelques semaines, leurs rues sont maintenant désertes et leur pesant silence nous rappelle que la mort rôde.

Notre société avait tout fait pour la dissimuler et pour nous faire oublier notre finitude. Les succès de la médecine nous avaient donné l’illusion de sa toute puissance, nous avions réussi à maitriser le VIH et on parlait il y a peu de cas de guérison. Et voilà le monde entier si démuni devant ce coronavirus.

La mort était familière à nos ancêtres. En réalité le rapport à la mort, a connu une transformation profonde que les historiens situent à de la fin du 18e siècle. Le rapprochement de deux textes d’auteurs inégalement célèbres en témoigne. Le premier est de Bossuet : « Ô vanité ! Ô néant ! Ô mortels ignorants de leur destinée ! la santé n’est qu’un songe, la gloire n’est qu’une apparence, les plaisirs ne sont qu’un dangereux amusement. Tout est vain en l’homme si nous regardons ce qu’il donne au monde, mais au contraire tout est précieux, tout est important, si nous regardons le terme où il aboutit et le compte qu’il faut rendre[1]. » Le second texte écrit par un médecin date du début de la Révolution française : « On ne peut se défendre des plus tristes pensées en parcourant les nombreux registres de morts et de naissances et en mesurant le petit espace qui sépare ces deux termes de la vie, quand on voit un quart de la généra­tion périr avant trois ans, un autre avant vingt-cinq, un troisième avant cinquante, et le reste se dissiper en peu de temps. On croit être le spectateur d’un naufrage et l’on est tantôt épouvanté de la fragilité de la vie, et tantôt étonné des vastes projets que l’esprit humain sait créer pour une si courte durée pendant laquelle il parvient soudain à les exécuter[2]. » À peine un siècle sépare ces deux textes et tout a changé : le médecin du 18e siècle est choqué par la brièveté et la fragilité de la vie, la mort le révolte. Pour Bossuet au contraire la vie n’a de sens que pour le salut. La mort conduit au salut et la seule question qu’on a le droit de se poser est celle du salut. Mis à part quelques libertins, personne ne pense sérieusement à autre chose qu’à ce qui l’attend après la mort, nul ne saurait songer ouvertement que le bonheur sur terre suffit à fonder une conduite. L’essentiel est de savoir si on passera l’éternité en enfer ou au paradis.

La mort est à nos portes et elle menace tout le monde jeunes ou vieux. Notre société a voulu la rendre invisible. Aujourd’hui, elle n’est plus montrée, la mort est devenue un non-évènement qu’on dissimule à l’hôpital. Cette caractéristique de notre modernité est à l’opposé de celle du 19e siècle qui vivait avec la mort. À cette époque sévissaient la syphilis, la tuberculose et le choléra. Combien de nouvelles de Maupassant décrivent des veillées funèbres et des enter­rements ! Quand Baudelaire disserte de la modernité de la peinture, il se moque de ces peintres qui trouvent trop laide la tenue des hommes du 19e siècle et ne veulent repré­senter que des toges antiques. Pour lui, le peintre moderne sera celui qui montre cette sombre redingote, « l’habit nécessaire de notre époque ». C’est Baudelaire qui saura faire voir dans cette mode du jour, le rapport essentiel, permanent, obsédant, que cette époque entretenait avec la mort. « L’habit noir et la redingote ont non seulement leur beauté poétique, qui est l’expression de l’égalité univer­selle, mais encore leur poétique qui est l’expression de l’âme publique ; un immense défilé de croque-morts, poli­tiques, amoureux, bourgeois. Nous célébrons tous quelque enterrement[3]. ».

Au Moyen Âge les épidémies en particulier la peste étaient perçue comme la grande menace apocalyptique. Dans l’Ancien et le Nouveau testament, elle est interprétée comme un châtiment divin. Aujourd’hui la mort a perdu ses cérémoniaux, sa dimension religieuse, ses mystères, elle n’est plus qu’une affaire de statisticiens.


[1] Bossuet, Oraisons Funèbres, Paris, Garnier, p. 35.

[2] Audin-Rouvière, Essai sur la Topographie Physique et Médicale de Paris, Paris An II.

[3] Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, in Œuvres complètes, Paris, Gallimard, col. « Bibliothèque de la Pléiade », 1976, t. II, p. 695.

Laurent Vercoustre

10 Commentaires

  1. Mon Cher Confrère,
    Je te remercie de cet excellent article. Mais j’ai vu en clientèle que du fond de leur coeur les clients qui perdaient un des leurs, même se disant socialistes, anticléricaux ne se résignaient pas, ne comprenaient pas et pleuraient des larmes d’amertume. Le Bonheur n’est pas une finitude car insaisissable. Mais rejeter d’emblée une punition divine dans une épidémie se voit dans la Bible. A chaque fois que le peuple de Dieu prend les mœurs païennes , cela tombe. Le Déluge, l’exil de Babylone,l’exil en Egypte, l’errance de 40 ans dans le Sinaï après le veau d’or, la prise de Jérusalem par les Romains, la destruction du Temple, la diaspora. Il est possible d’assimiler l’Histoire de France à un tel schéma. Sans entrer dans les détails que tu connais, nous vivons une décadence du même type que celle qui a attiré la colère divine. Le Covid, c’est pas encore joué. Mais pour le moins un avertissement du Ciel. Notre propre mort ne peut que nous ramener à la mort des civilisations.

  2. Toutes mes excuses, je viens de retourner sur le site de l’INSEE pour avoir les chiffres exacts de mortalité cumulative depuis le 1° Mars: voilà ce que ça donne:
    MORTALITE FRANCE CUMULEE DEPUIS LE 1 MARS : COMPARAISON 2018 – 2019 – 2020
    Dates 2018 2019 2020 Différence (2020 – moyenne 2018 2019)
    21/03/20 37032 42049 38704 -836,5
    31/03/20 60407 53630 62102 5083,5
    10/04/20 77998 70314 87425 13269
    13/04/20 83108 75100 93839 14735

  3. Une petite mise en perspective du nombre de morts serait bienvenue…on ne peut pas prendre pour argent comptant le chiffre de plus de 20.000 morts annoncé, il est très probablement faux. D’une part le chiffre des morts en ville est inconnu; d’autre part le chiffre en EHPAD a longtemps été méconnu, et actuellement il n’est que très partiellement évalué; enfin le chiffre hospitalier est sûrement très gonflé car on ne différencie pas les morts AVEC coronavirus, les morts PAR coronavirus, et les morts suspectes de coronavirus sans preuve. Le concept de l’imputabilité pose que la preuve de la cause de la mort doit reposer sur des choses solides dans le dossier . Et là, ça fait défaut dans la très grande majorité des cas. Et pour les « codeurs » des hôpitaux, dont les productions sont d’une importance financière critique puisqu’elles commandent l’argent alloué par la sécu, quelle tentation de faire monter les codes covid19 au détriment des pneumonies banales, des autres infections ou d’autres maladies qui rapportent moins ! Il n’est pas inintéressant de jeter un oeil du côté de l’INSEE: la surmortalité des 3 premiers mois de 2020 par rapport à 2019 et 2018 n’est au pire que de 3000 morts…

  4. La littérature classique est témoin de cette présence continuelle de la mort chez les enfants (croup), les jeunes (tuberculose) et en particulier les jeunes femmes avec les « couches » dramatiques.
    Merci de nous aider à relativiser ce qui nous arrive. La lecture de Lucien Jerphagnon et de Paul Veyne, tous deux ayant atteint un grand âge et nous plongeant dans l’antiquité gréco-romaine, est un vrai plaisir en ces moments de confinement.

  5. Bravo pour ces excellentes réflexions inspirées par une culture littéraire et historique qu’on aimerait voir partager par tous nos jeunes confrères .
    D.Hauteville

  6. Merci Laurent pour ce billet qui traite de notre plus grand défi : notre mort !
    Comment se représenter la mort ?
    Nous oscillons, chacun de manière variable entre un déni psychologiquement protecteur et une prise de conscience effrayante.
    La peur de mourir n’est-elle pas liée à la peur de ne pas avoir vécu sa vie?

    L’idée de mort, la représentation de la mort convoquent donc dans notre esprit tout ce qui nous attache à la vie et que nous craignons de perdre…
    Toujours très heureux de te lire
    Amitiés Jacques

    • D accord sur le constat d une modernité qui cache la mort.
      Pas d accord sur votre remarque sur la bible. Pas plus de punition divine vis à vis de la peste que d autres malédictions mais une longue histoire principalement allégorique de ce qu est la vie, et donc la mort dont la première est donnée par
      Cain, un homme, de ce que sont un homme une femme la mer une montagne les animaux l amour la sagesse la justice le bonheur le plaisir. Donc des drames nombreux les 10 plaies d Egypte certes mais peu d epidemies et de châtiments divins mais l histoire d une série d alliance entre Dieu et l’homme.

      • Voici ce que l’on peut lire à propos de la bible et des épidémies dans un excellent livre :Philosophie des épidémies de Jean Lombard ( éditions L’Harmattan). « L’ensemble des textes bibliques rapporte une série de données qui forme un véritable traité des épidémies.La peste des Philistins, par exemple, eut lieu en 1141 avant JC.:le tableau en est fait au premier livre de Samuel, où sont décrites l’épidémie elle-même, les causes de l’offense et l’offrande expiatoire, mettant à jour le mécanisme de sanction divine par une maladie nouvelle, se répandant à toute une population ».

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