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Déserts médicaux ( 2) Benchmarking : l’exception française

Allons voir ce qui se passe ailleurs, et comparons notre démographie médicale à ceux des autres pays européens, c’est cela faire du benchmarking, l’anglais a le mérite de la concision et de faire plus chic.

Avant d’en venir à la situation actuelle, il est intéressant de comparer la naissance de la médecine anglaise avec celle de notre médecine libérale que j’ai décrite à grands traits dans mon précédent billet. En Angleterre, l’apparition des politiques de santé coïncide avec le développement industriel du XIXe siècle. La « loi des pauvres » promulguée par John Simon en 1834, première mesure politique de santé publique anglaise, cherche avant tout à imposer un contrôle médical des pauvres afin de prémunir la classe aisée des risques sanitaires qu’ils pouvaient lui faire courir. L’idée est surtout de mettre en place un cordon sanitaire. Il reste que cette « loi des pauvres » a fait naître en Angleterre une médecine sociale entièrement sous contrôle de l’État. Et ceci dans le contexte d’un libéralisme économique triomphant.

J’ai dans mon dernier billet  accusé la baisse des effectifs médicaux d’avoir sa part de responsabilité dans les déserts médicaux. En réalité si l’on regarde les statistiques de la Drees dont on ne peut douter de la fiabilité, on constate que la baisse du nombre de médecins n’est pas aussi dramatique qu’on le dit. On observe entre l’année 2012 et 2021 plutôt une stagnation. Certes le nombre de généraliste a chuté de 5,6 %  tandis que le nombre de médecins d’autres spécialités a augmenté de 6,4 %. La répartition des médecins sur le territoire représente bien  le facteur causal principal des déserts médicaux. La densité médicale française est l’une des plus élevée d’Europe.

Au Royaume-Uni, la distribution géographique des généralistes est encadrée depuis la création du NHS. Le NHS travaille étroitement avec ses antennes locales qui scrutent les besoins en médecins par secteurs. Quand il faut des médecins supplémentaires quelque part, le NHS autorise l’installation de nouveaux cabinets. A l’inverse, quand un secteur est déjà bien pourvu en médecins, le NHS ne renouvelle pas les cabinets dont le contrat se termine.    

L’Allemagne a mis en place le Bedarfsplan. C’est ainsi que dans chaque Land, une commission paritaire rassemblant des représentants des médecins et des caisses de sécurité sociale délivre les autorisations d’installation, qui sont attribuées en fonction des directives d’une instance fédérale, paritaire elle aussi. Ces directives définissent des quotas de médecins pour quelque 400 territoires et pour une quinzaine de spécialités médicales. Dans un territoire donné, l’installation n’est possible que si le nombre de médecins de la spécialité considérée ne dépasse pas 110% du quota.

Même chose en  Autriche, les caisses d’assurance maladie et les ordres régionaux de médecins concluent des contrats fixant le nombre et la répartition des médecins conventionnés nécessaires pour assurer la couverture sanitaire.

En Suisse une ordonnance de juillet 2002 a gelé le nombre de professionnels de santé conventionnés, et donc en particulier le nombre de médecins généralistes et spécialistes. Cette ordonnance détermine, pour chaque canton et chaque spécialité, le nombre maximal de prestataires.

Au Danemark, les médecins généralistes sont libéraux, mais ils doivent passer contrat avec les autorités régionales (au nombre de cinq), qui régulent la distribution géographique des cabinets.

La Belgique a mis en place un système de quotas depuis la fin des années 90. Les nouveaux médecins sont conventionnés, ou non, en fonction de leur spécialisation. Par ailleurs, il existe dans ce pays des incitations financières pour l’installation de médecins dans des zones plus ou moins désertiques sur le plan des soins. Au Pays Bas l’arme du conventionnement est également employée.

En Norvège, les généralistes sont également des libéraux pour l’essentiel, et sont sous contrat avec les municipalités. Là aussi, les possibilités d’installation des médecins sont donc restreintes par la nécessité de passer contrat, soit avec la municipalité, soit avec la région. En Finlande, pour l’essentiel, les professionnels de santé sont employés dans des structures de soins gérées par les municipalités, centres de santé ou hôpitaux de districts : les choix de localisation sont donc, de fait, limités aux postes vacants pour lesquels les médecins se portent candidats.

En Suède,  l’installation est subordonnée à l’offre de places vacantes par les autorités régionales.

L’Espagne et l’Italie se distinguent des autres pays par l’homogénéité de la densité médicale entre régions. Cette faible variabilité s’explique essentiellement par le mode de sélection et d’affectation des médecins généralistes : la localisation dépend du classement de l’étudiant en médecine générale. Les médecins espagnoles sont obligés de s’installer dans la région où ils ont fait leurs études.

Au terme de ce périple à travers les pays européens, il apparaît que nous sommes à peu près  le seul  à ne pas  disposer d’un système pour réguler l’installation des médecins. Toutes les tentatives, les textes de lois  proposés pour imposer une règle qui permettent une meilleure répartition des médecins ont échoué.

Au nom de quoi les médecins défendent-ils  la liberté d’installation. Voici un échantillon de l’argumentaire d’un syndicaliste :« Contraindre l’installation dans les seules zones sous-dotées, comme le rabâchent avec obstination mais sans réflexion nos élus, aura pour principal effet de détourner les jeunes médecins de l’exercice libéral de la médecine générale ».

Plus profondément les médecins refusent qu’on touche à la liberté  d’installation par conviction idéologique. Conviction idéologique qui lie la liberté d’installation à la liberté d’entreprendre. A ce titre, ils considèrent que la liberté d’installation est un principe fondateur de la médecine libérale.

C’est là une bien mauvaise interprétation du libéralisme. La condition de fonctionnement du libéralisme suppose que tous les acteurs soient libres — patient, État, corps médical, organisme d’assurance — qu’aucun des acteurs n ‘impose   délibérément sa règle du jeu. C’est à ce prix que les mécanismes du  marché peuvent fonctionner. Dans la situation présente, soit le médecin accepte la régulation imposé par l’État et il est conventionné soit il ne l’accepte pas, et il est déconventionné.

Laurent Vercoustre

6 Commentaires

  1. « En réalité si l’on regarde les statistiques de la Drees dont on ne peut douter de la fiabilité, on constate que la baisse du nombre de médecins n’est pas aussi dramatique qu’on le dit. On observe entre l’année 2012 et 2021 plutôt une stagnation. Certes le nombre de généraliste a chuté de 5,6 % tandis que le nombre de médecins d’autres spécialités a augmenté de 6,4 % ».
    Ces chiffres distinguent-ils
    les médecins français de ceux francophones issus de l’Union Européenne (en particulier les roumains) ou du Maghreb, sans qui d’ailleurs la situation serait bien pire ? Et c’est aussi à se demander qui soignent les patients dans leur pays d’origine.

  2. L’analyse ne prend pas en compte un élément essentiel de la problématique.
    Elle se contente d’une photographie à l’instant T de la démographie médicale et de la répartition des médecins libéraux sur le territoire
    Si on prend en compte, l’âge moyen des médecins installés et l’évolution de l’offre, on se rend rapidement compte que la baisse du nombre de médecins libéraux est générale et similaire sur l’ensemble des territoires
    Simplement , les territoires faiblement dotés au départ se retrouvent évidemment les plus impactés rapidement.
    L’explication est donc à chercher ailleurs qu’une mauvaise répartition des installations qui datent des années 1980. C’est la baisse drastique des installations en médecine libérale qui est en cause.
    Dans les années 1980, environ 60% des jeunes diplômés choisissaient l’exercice libéral. Depuis des années , c’est environ 6%. Les départs à la retraite des médecins libéraux ne sont donc absolument plus compensés que ce soit dans les régions déjà désertifiées ou dans les zones bien dotées qui vont aussi rapidement accéder au statut de déserts médicaux (voir aujourd’hui l’île de France et bientôt la région PACA)
    Cette idée de réguler l’installation qui diminuerait encore le nombre de jeunes diplômés qui serait susceptibles de choisir l’exercice libéral est donc une lubie qui n’a que l’avantage d’être politiquement correcte
    La réalité est simple: l’exercice libéral a été tellement dégradé en 30 ans notamment avec le blocage des tarifs qu’un jeune diplômé a aujourd’hui le choix d’un exercice salarié, bien rémunéré pour 35 heures de travail alors que pour un revenu voisin, sans la même protection sociale , il lui faut travailler au moins 50 heures hebdomadaires. Le choix est vite fait, d’autant plus que l’offre salariée est pléthorique avec donc des salaires attractifs et que les jeunes générations aspirent à une vie où les loisirs tiennent une place importante.
    On notera que les déserts médicaux sont une exception en Europe, mais le niveau des honoraires réglementés aussi (environ 50 à 70% inférieurs à ceux des pays voisins qui ont un système de santé comparable)
    La solution existe et ce n’est pas la régulation à l’installation dans un exercice libéral dont les jeunes ne veulent plus. C’est une offre salariée dans des structures créées par les collectivités locales. Certaines ont commencé à le comprendre et elles trouvent des médecins même dans des zones dites non attractives. La preuve par les faits!

    • Merci pour votre réaction, vous dites « La solution existe et ce n’est pas la régulation à l’installation dans un exercice libéral dont les jeunes ne veulent plus. C’est une offre salariée dans des structures créées par les collectivités locales. »Cette analyse me paraît tout à fait pertinente..elle complète fort à propos mon billet.

    • Bonjour une autre possibilité est d accroître l offre hospitalière par des vacations dans d autres établissements . En 15 ans un service d urologie territorial a pu être créé avec consultations et interventions non lourdes dans 5 autres structures hospitalières d un territoire de santé . Les grosses interventions ou actes très spécialisés se font dans la structure principale . Tout le monde est content . Donc c est possible et applicable à beaucoup de CH sous réserve de la motivation des PH et des directions … et des autres collègues qui ne comprennent pas ou peu les contraintes liées à cet exercice! Quand on est ailleurs on n est pas dans le centre principal d ou un travail mal reconnu par les collègues et la direction .

  3. Le dossier récemment publié par la DREES rapporte un constat sociologique sur l’origine des médecins et en déduit une piste que vous n’avez apparemment pas explorée : « …donner la priorité, à performance égale, aux étudiants issus de zones moins favorisées ou qui souhaitent y exercer. » J’y rajoute quelques questions saugrenues du genre : comment communiquer aux jeunes de ces zones moins favorisées (et sans doute à faibles ressources) l’idée qu’ils peuvent faire ce genre d’études et ensuite comment leur permettre de les faire (études secondaires puis première année de médecine) dans des conditions permettant le succès (de quoi se loger, se nourrir…) ? Pas simple si on considère la répartition des lycées, la faible déconcentration universitaire, le corporatisme…
    https://drees.solidarites-sante.gouv.fr/sites/default/files/2021-12/DD89.pdf

    • Merci pour ce lien qui pointe vers un imposante étude de la DREES. Je l’ai lue avec attention. Elle montre que la stratégie la plus efficace pour parer aux déserts médicaux est d’inciter les étudiants qui sont originaires de ces déserts médicaux à faire leur étude de médecine, à les accompagner financièrement et à leur donner une formation adaptée au type de médecine qu’ils auront à exercer. L’étude de la DREES nous dit qu’il existe une abondante littérature à ce sujet mais elle reconnait que « Cette littérature est abondante, mais il faut en garder à l’esprit ses limites. Elle reflète essentiellement l’expérience d’un petit nombre de pays (les États-Unis, l’Australie et le Canada représentent 80 % des références). Les contextes d’organisation du système de santé, mais aussi les caractéristiques géographiques (vastes étendues très peu peuplées, avec des problématiques d’éloignement, d’isolement et de conditions climatiques, auxquelles s’ajoute parfois la question des peuples autochtones) ne sont pas comparables avec la situation française. » Ailleurs on lit « La régulation de l’installation conduit sans doute à une distribution géographique plus
      équitable, sans pour autant éviter les pénuries dans certaines zones ». L’étude, qui présente beaucoup de redites, ne compare pas les résultats des méthodes coercitives avec ceux des méthodes incitatives ». On reste dans un certain flou… alors que mes recherches montraient tout de même une certaine efficacité des méthodes coercitives appliquées en Allemagne , en Angleterre en Espagne…Cette étude apporte une documentation très riche, mais peu de solutions concrètes en ce qui concerne notre pays.

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