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L’ère de l’ultracrépidarianisme

Que signifie cet horrible mot aux consonances crépitantes ? Il n’est certes pas d’usage courant, et pourtant nous avons constamment affaire à lui. Il vient du latin sutor ne supra crepidam, ce qui signifie que le cordonnier ne doit pas parler au-delà de la chaussure. L’ultracrépidarianisme[1] c’est tout simplement l’art de parler de ce qu’on ne connaît pas. En ces temps de Covid-19 cette fâcheuse tendance a bien des occasions de se manifester.

Il y a mille façons de parler de ce qu’on ne connaît pas. Il y a celle de l’abruti qui vous assène ses convictions sur le mode du soliloque. Coluche, dans certains sketchs, joue à merveille ce rôle. Il y a celle beaucoup plus subtile de celui qui commence par vous dire : «je ne suis pas médecin, mais je pense que… ». En reconnaissant son ignorance, il fait preuve d’humilité et désamorce toute forme d’agressivité que vous pourriez avoir à son égard, mais en même temps, il vous confisque tout votre argumentaire ! Inutile d’aller chercher des arguments médicaux, il n’est pas médecin… Ainsi alors que le confinement venait de commencer on a vu sur les réseaux sociaux des déclarations de personnalités politiques de haut rang qui commençaient par ce « je ne suis pas médecin mais je pense… » et étaient suivies par des recommandations à propos de tel ou tel traitement.  Alors qu’ils venaient de reconnaître leur incompétence, ces hommes politiques donnaient avec beaucoup d’assurance des directives médicales.

Il faut dire qu’on assiste à une étonnante mutation de la sphère politique. Les prises de position idéologiques ou pratiques qui définissent la ligne d’un parti concernent habituellement l’économie, le chômage, l’immigration, les retraites, etc. Avec la crise du Covid ces préoccupations semblent reléguées au second plan. Les clivages entre les partis politiques se dessinent maintenant en fonction de leur différence de stratégies pour combattre le virus. C’est surtout vrai à droite et à l’extrême droite avec des personnalités politiques telles que François Asselineau et Florian Philippot qu’on voit souvent manifester main dans la main avec la galaxie médicale antivaccin, antimasque et proivermectine. J’entendais récemment sur You Tube Florian Philippot faire la promotion de l’ivermectine. Les politiques se sont emparés du discours médical, et on en vient à une politisation de la médecine.

L’ultracrépidarianisme peut se présenter sous d’autres formes. Ainsi ce sondage réalisé par le Parisien au mois d’avril 2020, qui invitait les parisiens à répondre à la question :  » l’hydroxychloroquine est-elle efficace ? »  C’était à une époque où personne n’en savait rien, les études donnant des résultats contradictoires. Pourtant 58 % des sondés ont répondu oui, 20% non, et seulement 21% je ne sais pas. La seule réponse sensée était « je ne sais pas ». Ce sondage montre la promptitude avec laquelle les français se déclarent experts. Il ne dit rien sur le médicament.

Le mot ultracrépidarianisme est-il le produit d’un pédantisme intellectuel, ou cherche-t-il à mettre en évidence un phénomène actuel trop répandu ? Il faut, je crois, en chercher la cause du côté des médias.

 On voit en effet sur les plateaux télévisions, des experts qui ne sont pas d’accord, des scientifiques qui s’étripent, des professeurs proclament leur savoir avec des « moi je ». Dans un discours scientifique, c’est le nous qui l’emporte « nous savons que … ». La science médicale se manifeste dans ces conditions comme une discipline qui ne délivre pas une seule, mais plusieurs vérités. De ce fait, le téléspectateur ou l’internaute considère que c’est à lui de choisir entre les différentes solutions. Il le fait en fonction de son ressenti, de ses croyances, de son bon sens. Dans ce contexte, il s’estime le droit de s’auto proclamer expert. Il peut ainsi faire état de ses propres convictions sur un sujet qu’il ne maitrise pas.

Le tissu médical est aujourd’hui déchiré, une dizaine de médecins sont poursuivis par l’Ordre pour avoir soutenu publiquement des traitements qui n’étaient pas conformes à ceux de la doxa officielle. On a assisté à l’apparition dans le paysage médiatique de personnalités extrémistes comme la député Martine Wonner qui s’est livrée à des débordements de langage d’une rare violence. Des affaires de corruptions financières de certains médecins par big pharma ont écorné l’image de la médecine.

Ce contexte perverti a causé le naufrage de l’éthique scientifique. L’étalage médiatique des controverses entre experts ont donné à croire que la science est une démarche qui ne converge jamais. Karl Popper donnait de la science cette définition : « C’est la coopération amicalement hostile des citoyens de la communauté du savoir ». Coopération mais aussi honnêteté intellectuelle, l’honnêteté intellectuelle, le goût du vrai sont la condition d’une démarche scientifique. L’ultracrépidarianisme est un rapport perverti au savoir, une forme de tricherie et je pense que cette tricherie est le terrain sur lequel se développe une perversion bien plus dangereuse : le complotisme. Ce sera sans doute l’objet d’un prochain billet.

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[1] Le mot « ultracrepidarianisme » est né d’une locution latine que Pline l’Ancien aurait utilisée dans un de ses récits relatant un épisode de la vie de l’artiste grec Apelle. Ce dernier, alors qu’un cordonnier critiquait son art se serait exclamé « sutor, ne supra crepidam » ce qui signifie « cordonnier, pas plus haut que la chaussure »

Laurent Vercoustre

12 Commentaires

  1. Quel raisonnement profond et rigoureux !!!! Bravo. Comme toujours, tu nous pousses à nous interroger, à réfléchir. Merci !!!

  2. Rançon bien venue de la confiscation des décisions politiques par les experts. N’est ce pas un phénomène de balancier ?
    La santé concerne chaque citoyen, et il devient donc un partenaire à côté des spécialistes des sciences médicales et des politiques..
    Le seul thème des traitements médicaux du Covid 19 dans la phase de début de maladie, à lui seul mérite un long développement… Dans cette phase le patient peut être encore décideur de prendre ou de ne pas prendre ce traitement. Dans la phase de décompensation il n’a plus réellement le choix..
    Ne faut il pas s’interroger sur cela ?
    N’est ce pas ce que les citoyens désireux d’avoir encore un libre choix, cherchent à préserver ?
    Amitiés

      • Permettre le libre choix : une utopie ?
        Beaucoup de français acceptent cette vaccination non par conviction et altruisme, mais pour avoir le QR code…

  3. Creusez, creusez encore LV !
    Développez la question du « rapport perverti au savoir » sans oublier de rappeler que nos sciences ne disposent pas de méthode de travail pour connaitre TOUS les savoirs. Et si nous étions tous comme des cordonniers trop bavards ?

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